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Denis Canguilhem par Pierre Apraxine

Broum, broum, broum… une motocyclette démarre dans la nuit parisienne. Casque sur la tête, moulé dans sa combinaison d’aviateur / télégraphiste, Denis Canguilhem (juste la quarantaine) vient de quitter un restaurant du centre. Avec ses amis il s’est régalé de rognons et d’andouillettes. Ils ont parlé de foot. Rarement gagnante, Strasbourg est son équipe et il lui reste fidèle. Il aime ce sport qu’il a pratiqué jadis en semi-professionnel. A présent, il s’achemine vers le 20e où il vit avec son fils de sept ans.

Denis Canguilhem a étudié la photographie et son histoire. Il a écrit articles et catalogues, a été commissaire d’expositions, a goûté à l’éditorial d’un grand quotidien, a été marchand. Il dirige a présent une agence d’images qu’il a fondée. Très écouté dans les milieux de la photo ancienne, il aurait été pressenti pour des postes flatteurs qu’il aurait dédaigné. Honnête parfois jusqu’a la naïveté, intransigeant avec souplesse, fin psychologue, mais gaffeur quand il faut, charmeur et je-m’en-foutiste, contradictoire donc, il est d’une lecture opaque. Scientifique à la solde des institutions, ayant infiltré le monde du commerce ou astucieux marchand lié a la nomenklatura culturelle, comment le situer?

Entre commerce et institutions, il faut apparemment choisir: leurs éthiques divergent. « De quel camp êtes-vous? » lui demandait un galeriste avec inquiétude. Denis Canguilhem refuse les appartenances, se dérobe aux étiquettes, se réjouit de sa disponibilité. La Photographie seule lui tient à cœur.

Electron au parcours imprévisible si l’on veut, Denis Canguilhem n’en poursuit pas moins sa vie de chercheur avec une louable consistance. Sa bibliographie en fait foi. Que ce soit dans son ouvrage sur la photographie scientifique (2004), dans ses collaborations aux expositions sur la photographie et l’astronomie (Orsay, 2000) ou sur la photographie et l’occulte (Maison Européenne de la Photographie – Metropolitan Museum, New York, 2004), ce sont les zones frontières du medium qu’il patrouille avec la minutieuse objectivité du scientifique et la délicate sensibilité du poète. Auvergnat par son père, breton par sa mère, se mêlent en lui le sens du réel et l’appel des mondes inexplorés. Camille Flammarion, le grand astronome, auteur de romans de science-fiction et investigateur de l’occulte, reste un de ses personnages de savant préférés. Quant a ses activités commerciales, il est comme il se doit, d’une discrétion absolue. Le mystère lui sied. Denis Canguilhem vit en symbiose avec les courants souterrains du vaste système qui irrigue la France des images et qui charrie cartes postales et grandes épreuves vers les rivages institutionnels des grandes collections. Il prend plaisir à guider ses sélections vers les destinations ensoleillées auxquelles elles aspirent. Peu lui importe d’être reconnu. Il se complait dans ce rôle discret de “passeur”, anonyme, soit, mais désencombré des considérations qui vont de pair avec un pignon sur rue. Il se veut seul et libre et est prêt à défendre farouchement sa liberté. C’est sur ses termes a lui qu’il aborde le monde. Son auteur favori est Thomas Bernhard.

Broum, broum… la petite moto porteuse de tant de curiosité, d’observations, d’enthousiasmes et de catalogues fonce dans la nuit. La combinaison du conducteur est maintenant clairement celle d’un astronaute. Du casque s’élèvent deux antennes. Denis Canguilhem retourne sur Mars.

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