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Les Humbles Oignons de Denis Brihat

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Denis Brihat est l’une, sinon la dernière, des grandes légendes vivantes de la photographie française. Il reste très méconnu. Le mois dernier, le festival Photo de Montélimar lui a consacré une exposition : mais on attend toujours une retrospective digne de son œuvre. Un de ses grands admirateurs, John Bailey, vit sur la côte ouest des Etats-Unis. Il lui a consacre récemment ce billet et il nous l’a envoyé ! Merci !

En février 1958, le photographe Denis Brihat, alors photographe d’agence, s’est rendu avec son ami Jean-Paul Clébert au village de Bonnieux dans une région reculée du sud de la France. Ils ont découvert des villages inondés de soleil, nichés dans les collines entourant le Parc Régional Naturel du Luberon. Brihat, âgé de trente ans, est tombé amoureux sur le champ de la région qui lui permettait de s’échapper des «trottoirs parisiens» qui étaient son domicile et son lieu de travail.

Il est revenu à Paris et a repris ses commandes pour l’Agence Rapho, mais avec de moins en moins de conviction. Un incident amusant avec son ami Robert Doisneau, le photographe humaniste romantique des Parisiens, l’a aidé à comprendre l’absurdité de la vie et du travail dans la foire d’empoigne parisienne. Doisneau avait été engagé pour photographier la couverture d’un roman policier en poche intitulé Sur Un Air De Trompette. Il avait emprunté une grosse voiture américaine – on ne peut s’empêcher de penser aux grosses bagnoles américaines dans les films de Jean-Pierre Melville tournés des années cinquante. L’appareil photo de Doisneau est braqué sur un coffre à demi ouvert duquel dépasse la main pendante d’un cadavre. La main est celle de Brihat. Il sort du coffre de la voiture, bien vivant – une grosse déception pour la foule des spectateurs.

Brihat a rencontré Solange sept ans plus tard, en juillet 1965, quand elle visitait son exposition La Flore du Luberon à la Galerie Les Contards à Lacoste. Ils se sont mariés deux ans après et vivent encore dans la maison en pierre que Briihat leur a construite et qui leur sert d’habitation et d’atelier. Les jardins et les terres environnantes sont le sujet de l’oeuvre de Brihat depuis plus d’un demi-siècle.

Brihat s’est intéressé à la photographie dès sa jeunesse, lorsqu’en 1943 son père lui a donné un Vest Pocket Kodak. Peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, Brihat, 19 ans, qui avait déjà abandonné l’école à plusieurs reprises, s’est inscrit à l’école de Photographie de Paris, Rue de Vaugirard. Il a quitté l’école trois mois plus tard. Quelque temps après, il a vu une exposition extraordinaire d’épreuves contact lumineuses 8”x 10” (20 x 25cm) d’Edward Weston à la Galerie Vendôme; Weston deviendrait une influence importante sur sa création.

En 1950, Brihat a eu sa première exposition, des images de souches d’arbres qui préfiguraient les photographies d’herbes, de roseaux, d’arbres et de flore auxquelles il se consacrerait quelques années plus tard (Les photographies de la future cinéaste Agnès Varda figuraient également dans l’exposition).

Grâce à Doisneau, Brihat fut présenté au directeur de l’Agence Rapho, Raymond Grosset. Brihat est devenu le correspondant de l’agence en Provence. Après une brève rencontre sans résultat avec l’écrivain et cinéaste Marcel Pagnol, Brihat fit la connaissance d’un “voyageur intellectuel”, Louis Frédéric, qui l’a invité en Inde pour photographier les gens et le pays, un séjour qui allait durer deux ans.

Les deux hommes finirent par se séparer amicalement, et Brihat est resté un an de plus, documentant les gens et les coutumes du nord de l’Inde et se familiarisant avec les principes de la religion Sikh, qui influenceraient profondément sa vie et son approche quasi métaphysique de la photographie (macro ou micro) de la flore de Provence et de la vallée du Lubéron.

Un an après son retour en France, Grosset fit entrer quelques photos de Brihat sur l’Inde dans un nouveau concours, le Prix Nièpce, précédemment remporté par Doisneau et Jean Dieuzaide. (Ce dernier deviendrait son ami et voisin à Bonnieux.) Brihat a remporté le prix. Après quelques débuts sans conviction dans la photographie de mode parisienne et une séance photo symbolique de cadavre dans un tronc, Brihat s’est rendu compte qu’il passerait le reste de sa vie à photographier la nature.

Il s’est installé dans une cabane sans eau courante ni électricité dans un coin désolé du plateau des Claparèdes. Il avait un magnétophone à piles sur lequel il faisait passer des enregistrements de son bien-aimé Bach. Il s’est finalement fait des amis et a été en mesure de construire une chambre noire. Puis il a rencontré Bernard Coutaz, qui avait fondé la maison de disques classique Harmonia Mundi. Coutaz a utilisé quelques-unes des photographies de Brihat d’herbes et de plantes sauvages comme couvertures d’albums.

Dans une exposition de Brihat au Centre Culturel de Toulouse en 1975, le photographe Jean Dieuzaide décrit ainsi Brihat : « Il avait fui Paris et était venu vivre dans cette garrigue où chaque pierre est une sculpture, chaque feuille un parfum et chaque lumière un univers distinctif du Lubéron. Torse nu, pipe en bouche, il a construit sa chambre noire parmi les chênes verts. Et dans ce paysage magnifique, plus beau que le studio le mieux équipé de Paris, il a inlassablement développé des théories sur l’avenir de la photographie. »

On peut faire valoir que “l’avenir de la photographie” a pris une direction beaucoup plus commerciale et chaotique, mais on peut aussi affirmer que le travail paisible et méditatif de Brihat, comme celui de Weston ou de Frederick Sommer, existe en dehors du temps (certainement d’un temps éphémère) mais participe profondément du cycle ralenti du monde naturel.

Brihat n’est pas devenu un reclus – et il ne l’est pas non plus aujourd’hui, à l’âge de 88 ans. Il montre son travail partout dans le monde, et bien qu’il ne soit pas très connu aux États-Unis (il a pourtant eu une exposition au Musée d’Art Moderne de New York dès 1967), il est vénéré en France, où de nombreux jeunes photographes et critiques font le pèlerinage du Lubéron pour lui rendre hommage. Il a abandonné l’enseignement en 1988 pour se consacrer exclusivement à son travail qui prend énormément de temps ; ses techniques de virage couleur sont tout aussi exigeantes que les tirages couleur Carbro de Paul Outerbridge.

En 1969, Brihat, avec les photographes Jean-Paul Sudre, Jean Dieuzaide et Jean-Claude Lemagny, a lancé un festival estival de photographie à Bonnieux avec l’intention de le produire chaque année. L’année suivante, Lucien Clergue lance les Recontres Photographiques à Arles. Le clan de Bonnieux s’est rapidement joint à l’entreprise quand il s’est avéré que Clergue saurait faire de l’événement d’Arles une réussite, et une manifestation annuelle incontournable; Les Rencontres d’Arles sont depuis devenues le festival de photographie le plus important du monde. Brihat y a participé pendant de nombreuses années comme professeur et supporter. Une page Wikipedia répertorie les artistes qui ont participé aux Rencontres d’Arles au long de son histoire.

Quand Brihat travaillait sur commande pour l’Agence Rapho, une grande partie de son travail était en Kodachrome. Esthétiquement, il a renoncé à la couleur, et ses premiers paysages et études botaniques dans le Lubéron étaient en noir et blanc. Beaucoup étaient plus grands que le 8 « x 10 » standard. Le tirage des graminées qu’a vu Solange en 1965 faisait presque deux mètres de haut.

Dès le début de son travail dans le sud de la France, Brihat a voulu que ses œuvres soient encadrées et exposées comme des peintures. Ce n’était pas une question de prétention ou de vanité, mais simplement une technique qui permettait au spectateur de s’immerger dans ses sujets délicats.

Didier Brousse, directeur de la galerie Camera Obscura à Paris (qui représente le travail de Brihat en Europe), explique l’évolution de Brihat vers la couleur – qui ne se fait pas avec des tirages couleur conventionnels, mais avec un procédé complexe de virage des sels de ses photographies argentiques en noir et blanc, un tirage à la fois. Ils sont remplacés par d’autres sels métalliques qui utilisent une gamme de couleurs restreinte « avec la profondeur mystérieuse de l’émail. Les teintes obtenues étaient remarquables non seulement par leur beauté mais par leur permanence, par contraste avec l’instabilité chronique de la photographie couleur à base argentique. Chaque tirage a nécessité plusieurs dizaines d’opérations… Dérivées de l’aspect chimique du procédé de tirage, ces opérations pouvaient être contrôlées dans une certaine mesure. Certains des rouges obtenus par sulfuration et par virage au chlorure d’or ont énormément d’intensité et de présence. »

Le photographe Alexey Titarenko a rendu visite à Brihat dans le Lubéron. Titarenko, photographe poétique de la vie urbaine, crée lui aussi des tirages merveilleusement délicats. Il m’a envoyé ces notes sur les méthodes de Brihat : « Le fond blanc est très probablement fortement décoloré à l’aide d’un pinceau et de fixateur… Le sépia s’obtient en deux phases : la première est le blanchiment, qu’il peut probablement faire au pinceau, puis, après le lavage, une solution de virage, qui est soit le sulfure de sodium (Na2S) soit la thiourée avec du sodium. Après le lavage, on applique un virage au chlorure d’or. Tout ce qui était sépia devient rouge (comme le drapeau américain sur mon tirage de la 58e rue). »

Je n’ai pas découvert d’analyse plus détaillée du procédé de Brihat. En revanche, le procédé Carbro d’Outerbridge est détaillé étape par étape dans son livre de 1940 Photographing in Color. Le procédé de Brihat est tellement cohérent que Didier Brousse, un galeriste attentif, insiste sur le fait qu’il est impossible de distinguer un tirage couleur fait en 1977 d’un tirage plus récent. Depuis le début, Brihat a étroitement contrôlé les éditions de son œuvre, avec de nombreuses images restreintes à trois tirages seulement, et aucune édition de plus d’une douzaine de tirages.

Enfin, pourquoi les oignons ? Brihat a fait des centaines d’études de coquelicots, de graminées, de lichens, d’arbres, de choux et de kiwis. C’est pure spéculation de ma part, bien sûr, et je doute que Brihat fasse des révélations sur la place que tient l’humble oignon dans son « œuvre », bien que dans la vidéo il parle longuement des oignons (à partir de 7 mn 30). Il pose une question rhétorique : est-ce normal d’être obsédé par un seul sujet ? Après tout, Cézanne n’a cessé de peindre la Montagne Saint-Victoire. J’ai été fasciné par la pratique de Pierre Bonnard qui n’a jamais cessé de peindre sa femme au même âge, même des années après sa mort.

Parmi les essais qui figurent dans le nouveau livre sur l’œuvre de Brihat, il y a beaucoup de textes que je trouve incompréhensibles – absurdités à la française et axiomes obscurs. Un des textes les plus lisibles est celui du critique Michel Tournier : « Quand Brihat agrandit une tranche de citron à la taille d’une rosace de cathédrale, quand il met une seule graine d’acacia ou une aiguille de lavande devant un fond neutre – un fond de néant – il élève ces minuscules présages à la puissance du cosmos, et l’infini est certainement ce à quoi il désire accéder, un infini volé à l’usure du temps, un infini éternel. » Cette observation est plutôt ambitieuse, mais c’est vrai, quand on regarde les tirages, il y a une qualité quasi héroïque dans les natures mortes de Brihat. J’en ai vu beaucoup il ya quelques mois à la galerie Nailya Alexander.

Ce qui distingue les études de Brihat de celles de Weston, ce n’est pas la perfection technique des tirages – elle est la même dans les deux cas – mais la sensation de “vitalité” que donne l’œuvre de Brihat. On peut presque sentir ses sujets respirer tandis qu’ils « posent », alors que les photos de légumes ou de fruits de Weston paraissent sans vie, justifiant l’expression française “nature morte”. Aussi variés que soient les graminées, lichens, poires, kiwis, choux, tulipes et renoncules, les oignons de Brihat possèdent une séduction unique.

L’oignon que nous mangeons n’est qu’une petite partie de son être : la racine, qui est la seule partie que nous voyons quand nous trions les oignons dans les bacs de supermarché. Ce que Brihat photographie est l’oignon entier, tiré du sol avec les vrilles des racines et la terre qui y est encore attachée, et les oignons qui sont laissés à sécher alors qu’une nouvelle croissance troue le bulbe, nous rappelant que même dans son état de sécheresse, il possède une vie vibrante. Le modèle de la croissance d’après-récolte d’un oignon possède une seconde vie de verdure. Lorsque Brihat décide de se concentrer sur la peau d’oignon que nous pelons et jetons, il capture la beauté transparente de la peau, un exercice délicat dans la gamme complète du virage monochromatique.

J’avoue que je n’ai entendu parler des photographies de Brihat qu’il y a quelques années, quand la galeriste Nailya Alexander me les a présentées. Les images m’ont beaucoup touché, étant donné que mon intérêt pour l’histoire de la photographie a surtout porté sur des thèmes du type “famille de l’homme” et sur les images de vie et de mort rapportées par les photographes de guerre depuis les points chauds du globe. Je me demande si je cherche dans ces images tranquilles un sursis par rapport à la violence folle qui nous entoure. Bombardé chaque jour par des niveaux croissants d’intolérance et d’horreur, est-ce que la vie artistique et les sujets choisis par Brihat dès sa jeunesse bousculent ma conscience ?

Cette citation d’un catalogue d’exposition résume bien tout ce que j’ai lu sur la densité émotionnelle des images de Brihat : « Les tirages sont somptueux, d’une richesse remarquable, plein de raffinement et de beauté. L’artiste est considéré comme un maître sans égal pour ses techniques rares de tirage. Mais, pour Brihat, la seule justification de cette superbe technique est d’exprimer sa vision poétique contemplative et sa relation émotionnelle profonde avec le monde de la nature. La pureté de sa concentration zen, son sens de la délicatesse et du sublime résonnent tout au long de l’œuvre, et trouvent un écho dans le cœur et l’esprit contemplatif. »

Est-il possible que des photographies de ces humbles objets naturels nous transportent vraiment dans un état de contemplation presque métaphysique?

John’s Bailey

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