Rechercher un article

Delpire : Les Italiens de Bruno Barbey : ce que c’est qu’être italien

Preview

Avant de recevoir son diplôme de fin d’études à l’Ecole des Arts et Métiers de Vevey en Suisse en 1962, Bruno Barbey s’ennuyait tellement qu’il décida de partir voir de l’autre côté des Alpes. L’Italie n’était pas loin, l’italien fait partie des trois langues officielles de la Suisse, il ne partait pas en terra incognita. S’il a emporté son appareil ce n’était pas pour faire des photos de publicité comme l’enseignait son école, il avait déjà vaguement l’idée de faire des portraits des gens qu’il allait rencontrer en Italie. Il pensait surtout aux « Américains » de Robert Frank (un Suisse !) que Robert Delpire a été le premier à publier en 1958. Un livre de référence pour toute une génération de photographes. En même temps, il se rappelait tous ces personnages qu’il avait découverts sur les écrans de la cinémathèque de Paris, un temple qu’il avait longuement fréquenté pendant ses études au lycée Henri IV. Ces Italiens de Roberto Rossellini (1906-1977), de Vittorio de Sica (1901-1974), Luchino Visconti (1906-1976), de Federico Fellini (1920-1993) ou de Pier-Paolo Pasolini (1922-1975), qui ont formé son éducation visuelle. Dans la nouvelle édition de son opus « Les Italiens » publiée par Delpire, les légendes des 87 tirages du livre nous permettent de retracer son itinéraire du Nord au Sud de l’Italie, de Milan à Naples, de la Toscane à la Sicile, et de nous concentrer sur les années 1962-1966. C’est d’ailleurs grâce à cette série des Italiens que Bruno Barbey a pu entrer en 1965 à l’agence Magnum sur invitation de Cartier-Bresson et de Marc Riboud.

« Les Italiens » de Barbey ce sont donc essentiellement des portraits, et on se rend vite compte de sa maîtrise de l’art du portrait. Notamment dans cette photo de Venise en 1962, où l’on voit un homme debout sur une gondole, élégamment vêtu d’un grand manteau une sorte de rosette noire pointant sur le revers, son écharpe soigneusement rangée, son visage sévère et inquiet sous un chapeau de feutre – le fameux Borsalino – sa main gauche gantée tenait des documents. Il nous évoque la figure charismatique des fameux juges ou procureurs italiens des années de campagnes anti-corruption et anti-mafia, comme le juge Antonio Di Pietro (né 1950) de l’opération Mani Pulite, ou le juge Giovanni Falcone (1939-1992) martyr de la lutte anti-Mafia.

Qu’y a-t-il de plus italien que cette collection de chapeaux Borsalino ? Ce chapeau en feutre orné d’un ruban, si bien porté par Fellini et Mastroianni dans le film « Huit et demi » de 1963, et que l’on retrouve quelques pages plus loin dans le livre de Barbey sur la tête des trois hommes assis derrière une table de billard, à Caltanissetta (1966). On les croirait sortis tout droit du film « Le Parrain » de Francis Ford Coppola de 1972. Tous trois semblent fixer du regard le photographe dans une nonchalance mi-figue mi-raisin. L’homme du milieu avec sa cigarette au bec laisse entrevoir une pince-cravate dans son trenchcoat ouvert, était-il un inspecteur de police ou un « homme d’honneur » ? Caltanissetta, Sicile, était un haut lieu de la Cosa Nostra, notamment de la famille des Corleone… Barbey aurait-il photographié un vrai mafieux ? On ne le saura jamais. Un autre cliché de Caltanissetta montre un groupe d’hommes en manteaux et chapeaux Borsalino assis sur des chaises dispersées dans une salle carrelée. Au premier rang celui qui lève ses yeux vers l’objectif de Bruno a une vraie tête d’assassin. Et ce regard blanc d’un croquemort au chapeau haut de forme sur un carrosse funéraire à Naples en 1964 qui toise Bruno, forme un portrait insolite à la limite du terrifiant.

On le voit, les portraits photographiques de Bruno Barbey sont tellement « italiens » qu’ils nous donnent envie de revoir ces films en version originale, surtout ceux du cinéma néoréaliste. A lire les noms des villes et des campagnes citées dans les légendes, on a l’impression que Barbey nous emmène en « Voyage en Italie » (Viaggio in Italia 1954 de Rossellini), ou sur « La Longue Route de Sable » de Pier-Paolo Pasolini (La Lunga Strada di Sabbia un récit de 1959). Son univers noir et blanc n’est pas seulement celui de la photographie mais aussi celui du cinéma. Souvent on sent presque un mouvement de caméra en « traveling » qui saisit ses personnages en action, même s’ils ont l’air figé. Comme ces péripatéticiennes habillées telles des poupées Barbie qui se partagent un carrefour à Gênes (Ligurie 1966), dans une mise en scène digne de Fellini et d’un décor de la Cinecittà.

Voyage et Mobilité, ce sont les deux mots qui nous reviennent à l’esprit quand on parcourt ce livre « Les Italiens ». Par exemple, à Milan Bruno semble attiré par ces valises ficelées et entassées dans la salle d’attente de la gare (1966), surveillées par un homme seul devant le guichet des renseignements flanqué d’affiches sur la Suisse… fondu-enchainé vers cet autre tas de valises attachées par des ficelles (anti-vol ?), déposées sur le quai devant un train portant la destination « Zurich » … Une manière de nous renseigner sur ses va-et-vient entre l’Italie et la Suisse ? Mobilité encore : cette famille sicilienne de Palerme (1966) filant sur une Vespa pétaradante, le mari mains sur le guidon faisant un large sourire à Bruno, sa femme derrière lui assise en amazone ses deux joyeux bambins accrochés à son dos. Était-ce un « 4 + 1 » sur la Vespa ? Bruno m’avait confié que cette mamma en fait était enceinte et avait donc dans son ventre un petit frère qu’on ne voyait pas encore. C’est l’Italie de l’après-guerre engagée dans une phase de reconstitution démographique, après que le pays a vu toute une génération d’hommes décimée par le conflit. Que fait cette autre Vespa, _scooter culte italien inventé en 1946, vénérée comme une possession précieuse _ que l’on voit trôner dans la chambre à coucher d’un jeune homme au lit (Naples 1966) ? On se retrouve transposé au milieu d’un décor surréaliste aux murs tapissé de papier-peint aux vignes grimpantes, avec un ameublement quasi complet : table de dîner pour quatre surmontée d’un bouquet de chrysanthèmes blancs, téléviseur flanqué d’un abat-jour rococo, miroir accompagné d’une commode, et petit cadre de Jésus au-dessus du lit où l’heureux propriétaire de cette surprenante garçonnière défie du regard le photographe. C’est à se demander si ce garçon ne se lèverait pas régulièrement au milieu de la nuit pour vérifier que l’on ne lui dérobe pas sa Vespa.

Comment faisait Bruno Barbey pour entrer sans effraction dans tous ces intérieurs, à Rome, à Milan, à Naples ? Bruno qui connaissait la passion des Italiens pour le Bel Canto, pour Verdi et Puccini, est allé à l’opéra en se glissant au milieu de ces signori e signore en smoking, de ces aristocrates et grandes bourgeoises aux splendides robes de soirée, aux colliers de perles et coiffures nid d’hirondelle tout justes sorties du salon. A l’opéra culte de Milan (la Scala 1964) ou à Naples (le San Carlo 1966), on l’imagine Leica à la main, habillé en smoking et nœud de papillon pour se fondre dans la masse. A l’inverse, après la haute société il était tout à fait capable d’aller à la campagne, y compris dans la région aux habitations troglodytiques de Basilicate (région bordée par la Calabre et les Pouilles), pour assister à une réunion de paysans dans une obscurité quasi totale (Matera 1964) et y saisir les visages marqués par la dureté de leurs conditions de vie.

Mobilité ou immobilité ? A quoi pense ce jeune rêveur assis sur le capot et adossé au parebrise d’une automobile aux pneus crevés (Rome 1964) ? Ce voyage sur une carcasse de voiture à l’arrêt devient ainsi un poème surréaliste. Cette remarquable photographie de Bruno Barbey ayant fait la couverture de la première édition des Italiens (2012 La Martinière) aujourd’hui épuisée.

Barbey avait ce don particulier d’attirer les regards sur lui. Comme cette jeune fille sur la couverture de l’édition 2023 du livre « Les Italiens » et son regard interrogateur, ce regard qui nous interpelle directement. Fait-elle la queue au cinéma avec sa sœur et son petit frère (chapeau et lunettes noires) ? L’objectif magnétique de Bruno attire souvent le regard de ses sujets, même derrière leurs lunettes de soleil comme cet Easy Rider sur sa moto (Rome 1964) posée au-milieu d’une cour en état d’abandon. Ou bien comme ce trio de rockers (Rome 1966) pieds appuyés sur une moto-sidecar, cigarette à la main. Que racontaient-ils à Bruno ? Parlaient-ils puissance de cylindrées ? Car Bruno était un amoureux de la bécane. Lui-même aimait rouler sur une grosse moto. L’un de ses autoportrait des années 1960 le montre mains sur le guidon d’une moto-sidecar portant la plaque MAGNUM. Faisait-il lui-même le coursier en allant livrer les tirages de presse aux journaux ?

Ces scènes et d’autres dialogues visuels de Bruno me font penser au maître italien du portrait qu’est Ferdinando Scianna, membre de Magnum, que je cite : « De temps à autre, quand on demande à quelqu’un de se laisser photographier, on lui dit : Viens, je vais t’immortaliser. Je t’immortalise ! Quelle arrogance de langage pour exorciser l’angoisse de notre impermanence. » Pourtant, écrit-il, « dans cette hyperbole, il y a un résidu de ce mythe faustien que l’homme, depuis qu’il a commencé à prendre conscience de soi, et donc du temps, a toujours poursuivi de manière insensée. Arrêtons le temps, ne serait-ce qu’un instant ! ». Bruno Barbey a arrêté un instant ce temps, sur la plage de Rome (1964) qui rappelle le narratif de Pasolini « La Longue Route de Sable », sur cette Ostia Beach qui hélas, sera fatale à Pasolini. Bruno Barbey a saisi cette bande de copains, ces ragazzi e ragazze en maillots de bain et en bikini qui ignoraient sa présence, totalement absorbés dans la jouissance de leur jeunesse dorée. Le photographe saisit là une image idyllique des amours de l’été éternel de la riviera d’Italie. L’on voudrait réentendre les slows de l’été 1964 : « Una lacrima sul viso » de Bobby Solo, ou « Non ho l’età » de Gigliola Cinquetti…

Grâce à la recherche de Bruno, ce temps n’est plus jamais perdu.

Jean Loh

 

« Les Italiens » Bruno Barbey, les Editions Delpire 2023.
Ce livre accompagne l’exposition « Les Italiens » au Pavillon Comtesse de Caen à l’Académie des Beaux-Arts du 10 mai au 2 juillet 2023.

 

Le commissariat de l’exposition est assuré par Caroline Thiénot-Barbey et Jean-Luc Monterosso.

Bruno Barbey : Les Italiens
du 11 mai au 2 juillet 2023
Académie des beaux-arts
Pavillon Comtesse de Caen
Palais de l’Institut de France
27 quai de Conti, Paris VIe
www.academiedesbeauxarts.fr

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android