Un état qui ne devrait pas exister, mais qui est déclaré d’exception, est promis à un bel avenir si nous, les citoyens, ne défendons pas l’Etat de droit.
C’est cette réflexion, entre autres, qui a dû pousser Debi Cornwall à s’adresser à la direction de la base marine de l’armée américaine de Guantanamo sur l’île de Cuba. L’artiste avait travaillé les 10 années précédentes en tant qu’avocate aux Etats-Unis pour la défense des droits de l’homme, luttant par exemple pour la libération de citoyens incarcérés sans preuve évidente et qui, comme maints procès l’ont démontré, étaient innocents. Lassée du travail de bureau, elle s’est souvenue de ses premiers pas en tant qu’étudiante en art et en photographie pendant trois ans à la Rhode Island School of Design puis un an pour le BA à la Brown University de New York.
On dit souvent que pour faire une bonne photographie, il faut commencer par se trouver au bon endroit. Alors, se faire ouvrir les portes de la base militaire de Guantanamo, connue pour sa pratique de la torture, relève déjà de l’exploit. Mais là où le travail de Debi Cornwall prend encore plus de force, c’est dans son habileté à photographier ce qu’on lui permet, et ceci d’une manière telle que nous nous retrouvons face à un mobilier, intérieur et extérieur, qui ressemble sur la plupart des images si étrangement à notre environnement quotidien – celui de toutes les classes moyennes confondues.
C’est parce que nous sommes conscients de regarder des photographies prises à Guantanamo qu’une étrange angoisse, déclenchée par le regard de Debi Cornwall, nous envahit. Cette angoisse est confrontée à un cynisme qui n’a pas de nom, si ce n’est celui de GUANTANAMO. C’est justement ce nom qui se voit par exemple imprimé sur une tasse de café (américaine), précédé d’un « I » et d’un . Les objets du « museum-shop », reproduits par la photographe de la façon la plus neutre devant des fonds blancs, rappellent avec violence que nos vies sont soumises au règne de la marchandise, de la même manière que les photographies présentant les zones de « loisirs » sur Guantanamo nous hurlent l’état de la société du spectacle.
Les prises de vues, qui sont faites avec des couleurs pétantes – par exemple un bleu de « swimming-pool » dont on ne trouve l’équivalent que dans les publicités les plus vulgaires – et où des soldats n’apparaissent que peu sur les images, et toujours de dos – ce qui n’empêche pas de recevoir des informations sur ces corps – se donnent telles qu’une photo est, c’est-à-dire une pure surface, une surface réfléchissant la lumière.
Cette démarche sur la corde raide, de négocier avec les autorités militaires chaque image et de ne jamais faire leur jeu tout en construisant avec chaque photographie un imaginaire que le pouvoir le plus brutal – ils torturent avec la bénédiction du nouveau président des Etats-Unis – n’est pas capable de saisir, relève d’une haute idée d’unir des préoccupations esthétiques et politiques.
L’artiste construit le hors-cadre de cette demi-île maudite avec des extraits de protocoles d’interrogatoires et autres documents de l’administration de l’Etat qui a déclaré la guerre au terrorisme.
Mais quel terrorisme ? pourrait être la question réflexe. Ou, autrement tournée, qui sont ces terroristes ?
Pour le savoir, Debi Cornwall s’est rendue dans une dizaine de destinations au Proche-Orient, au Maghreb et en Europe, pour retrouver d’anciens prisonniers de Guantanamo, relâchés après des années de torture et de vie carcérale par manque de preuves. Pour ces photographies, l’artiste a choisi des teintes plus différenciées, beaucoup moins criardes, et, comme sur Guantanamo où elle n’a photographié les hommes que de dos – eh oui, c’est une histoire qui ne se passe qu’entre hommes – elle a également photographié de dos les hommes libérés de Guantanamo, mais envoyés arbitrairement dans des pays qui n’ont rien à voir avec leur ancien environnement.
Ces différentes strates d’images et de textes associées les unes aux autres produisent des récits d’horreur et d’absurde et crient au secours face à une justice qui, mondialement, est de plus en plus poussée à abandonner le respect des droits de l’homme.
Joerg Bader
Joerg Bader est le directeur du Centre de la Photographie Genève, en Suisse.
Debi Cornwall, Welcome to Camp America
Du 17 mars au 14 avril 2017
Centre de la Photographie de Genève
28 rue des bains
1205 Genève
Suisse