Tout a commencé dans un ascenseur.
C’était l’été 2003, dans l’ancien immeuble de l’ICP, une belle maison à l’angle des 94e rue et 5e avenue, sur le « Museum Mile » ; je venais juste de faire un cours sur le livre photo. C’est là que j’ai rencontré Richard Whelan,le biographe de Robert Capa. Nous nous étions souvent croisés, mais c’était notre première vraie conversation, entre le deuxième étage et le rez-de-chaussée. J’ai immédiatement aimé Richard,, ses cheveux gris et ses lunettes, ses yeux clairs et perçants , sa vieille veste de tweed avec des pièces de cuir aux coudes et son allure de professeur de province des années 50.
Quelques jours plus tard, je lui envoyais ma biographie George Rodger: An Adventure in Photography (1), parce qu’un des chapitres relatait la rencontre de Rodger et de Capa sur le front de Vomero en Italie, et leurs premières conversations, où ont pris forme les débuts de l’idée de l’agence Magnum.
Richard m’a tout de suite téléphoné. Il aimait le livre et il avait reconnu notre passion commune pour l’histoire de la photo.
Nous nous sommes rencontrés dans son café préféré sur l’Upper West Side, French Toast. Cela devait devenir un rituel entre nous pour toutes nos rencontres. Il commandait toujours la même chose: un thé noir Tazo, « Awake ».
Richard a été mon intercesseur. Il m’a parlé de Chim et de son neveu, Ben Shneiderman. Ben vivait à Washington et cherchait un biographe pour son oncle. Peu après, je rencontrais Ben et ce fut le début de mon aventure avec Chim. Régulièrement, je yoyais Richard et nous parlions de nos recherches et de nos vies.
Je ne savais pas qu’onze ans s’écouleraient avant que paraisse finalement cette biographie en images de Chim.
Chim, je le connaissais mal. Je savais seulement ce que Capa avait dit de lui : « C’est lui le bon photographe. » Quand j’avais interviewé Henri Cartier-Bresson sur George Rodger, il avait, à sa manière contradictoire, tout de suite commencé à parler de Chim: « Capa était mon copain, mais Chim mon ami. Sans lui Magnum n’existerait pas. C’est lui qui en a rédigé les statuts. »
Chim était un homme discret. Comme celui de Rodger, son travail avait souffert de l’ombre portée par Cartier-Bresson et Capa. Plus je me plongeais dans ses archives, plus je me rendais compte de son immense stature de photographe.
Il m’a toujours semblé que le travail d’un historien est d’explorer les zones d’ombres, de mettre en lumière les personnes oubliées, plutôt que de chanter la gloire des vedettes.
J’ai commence à interroger les témoins de la vie de Chim : Jinx Rodger, James Fox, John Morris, Elliott Erwitt, Marc Riboud, Inge Bondi, la nièce de Chim Helen Sarid, Robert Delpire, Ben Bradlee, Jean et Susie Marquis et quelques autres. Il fallait faire vite, car cette génération était en voie de disparition.
Je me suis rendue à Washington pour explorer les archives de Chim dans l’appartement de Ben Shneiderman.
Mais presque tout de suite je me suis heurtée à un mur : s’il y avait bien des tirages originaux, je ne trouvais là ni lettres, ni photos de famille, ni cartes de presse, ni télégrammes. C’est comme si Chim avait effacé toutes les traces de sa vie avant de mourir d’une salve de mitraillette près de Suez un jour de novembre 1956, juste après le cessez-le-feu de la guerre israëlo-égyptienne. Une mort absurde pour un correspondant de paix attaché à montrer le destin des plus vulnérables.
En quête d’informations, je me suis rendue dans les rares bibliothèques américaines à conserver, sur de vieux microfilms rayés, toutes les publications de Chim pour le magazine Regards, et pendant des heures, je me suis usé les yeux à éplucher ses reportages faits en France sous le Front populaire puis en Espagne. Dans les archives de l’Unesco à Paris, j’ai retrouvé son livre Children of Europe, publié en 1949, puis j’ai découvert de nombreuses photos inédites de ce reportage qui comptait 256 films dans les archives de Magnum. Cette découverte devait me conduire plus tard à un premier livre sur Chim, Chim’ s Children of War (2).
Je me suis plongée dans les archives de Magnum Paris et New York où j’ai examiné, outre les planches-contact, de nombreux textes des reportages qu’il écrivait lui-même. Avec Marco Bischof, le neveu de Werner Bischof, dont je venais d’écrire la biographie (3), nous avons entamé la ronde des amis en Europe et aux Etats-Unis. Ben Bradlee nous a raconté les derniers jours de Chim, Susie et Jean Marquis ses années cinquante. Marco a tourné un film sur Chim, qui ne devait jamais voir le jour fautes de credits.
Mais mes recherches étaient au point mort. Chim restait un homme-mystère, et si je commençais à connaître son travail, je ne savais presque rien de sa vie, de ce qui l’animait et le motivait, tout ce qui est essentiel pour le biographe.
Et puis comme un coup de tonnerre, début juin 2007, j’ai appris le suicide de Richard Whelan, juste avant la grande rétrospective de Capa qu’il organisait à l’ICP. Je n’avais rien vu venir. A notre dernière rencontre, Richard avait l’air préoccupé et déprimé, mais je n’ai pas percu son signal de détresse. Je me suis rendue à son enterrement au Friends Cemetery, près de Yorktown, aux côtés de son héros Capa et de sa mère Julia Friedman.
Juste avant l’hommage que l’ICP rendait à Richard en septembre, Ben Shniderman a surgi dans la salle et, plein d’enthousiasme, me mettait un gros dossier dans les bras : pendant son déménagement, il avait retrouvé au fond d’un placard 700 documents liés à la vie de Chim, et assemblés par sa mère, Eileen Shneiderman.
C’était, pour une biographe, un vrai trésor.
J’ai scanné et organisé cette collection avec l’aide de mon assistante Lola Rebou, et ce fut la base de l’une des sections du site en ligne de Chim (4). La cache était riche : lettres à sa famille, ses collègues, ses petites amies ; télégrammes et cartes de presse ; album de la Seconde Guerre avec, entre autres, des photos d’œuvres d’art retrouvées par des G.I. dans la collection de Goering dans une cave en Allemagne ; photos d’identité, cartes d’étudiant, photos de famille à Otwock, leur maison de campagne…
Peu à peu, les pièces du puzzle se mettaient en place et, comme un détective qui renoue peu à peu les fils d’une vie, je commençais a comprendre la vie et la personnalité extraordinaires de Chim.
Ses débuts à Varsovie comme fils d’éditeur, son exil à Paris, son travail pendant la guerre d’Espagne et au Mexique, son labeur de déchiffreur d’images pendant la Seconde Guerre, ses années en Italie avec les débuts de Cinecitta, son travail sur l’illettrisme avec l’écrivain Carlo Levi, sa fascination (étrange pour un juif polonais qui s’était rebaptisé « méditerranéen ») pour les festivals religieux italiens et les secrets du Vatican… Le destin de Chim m’a paru symboliser celui de toute une génération d’intellectuels d’Europe de l’Est, voués à l’exil par le nazisme.
En 1945, Chim devait découvrir que toute sa famille avait été exterminée par les nazis ; certaines photos de son reportage Enfants d’Europe ont été prises dans la maison de campagne tenue par sa tante et sa mère, où il passait ses vacances d’été, devenue un orphelinat pour enfants juifs. Comme eux, il était à présent orphelin et il n’aurait jamais d’enfants lui-même. Après ce reportage, Chim ne reviendrait plus sur ce territoire miné de sa mémoire, l’Europe de l’Est, devenu trop douloureux. En novembre 1956, il ne serait pas à Budapest mais à Suez.
Et puis en 2007 aussi, ce fut une autre découverte : celle de la « Valise mexicaine » — ni mexicaine ni valise, mais trois boîtes de carton bouilli. A l’intérieur du couvercle, une grille où chaque rectangle portait le titre d’un reportage. Dans les boîtes, des rouleaux de celluloid : 4 500 négatifs de la guerre d’Espagne de Capa, Taro et Fred Stein, et plusieurs milliers de Chim. Les boîtes arrivent a l’ICP depuis Mexico, un don de Benjamin Tarver, un cinéaste mexicain. Il avait recu les boîtes de sa tante, qui les avait elle-même heritées du General Francisco Aguilar González, l’ambassadeur mexicain du gouvernement de Vichy en 1941-1942. Il semble que Capa aurait confié les boîtes a Fred Stein, qui les avait lui-mêmes confiées à Aguilar.
Soixante-dix ans plus tard, on pouvait finalement se rendre compte de la qualité des reportages de Chim en Espagne. De nombreuses photos, dont celle du petit milicien qui figure en couverture de mon livre, avaient été attribuées à tort à Capa.
Cette double découverte me permettait maintenant d’écrire la biographie de Chim. Avec l’éditeur Claude Nori, un ami avec qui j’avais travaillé aux éditions Contrejour dans les années 70 et 80 et qui relançait sa maison d’édition depuis Biarritz, et la complicité de Dominique Mérigard, un graphiste doué, nous avons choisi un format entre livre de lecture et livre d’images, et selectionné 80 photos représentatives du parcours de Chim.
J’ai voulu écrire un texte facile à lire, qui permette à un public au-delà des lecteurs spécialisés de connaître et apprécier Chim. J’espère qu’ « Il Professore », cet homme ni beau ni laid qui avait toujours une cigarette aux lèvres et qui était la voix de la raison dans les discussions de Magnum, prendra finalement une place méritée au panthéon des photographes.
Et voilà comment cette aventure de onze ans culmine avec un beau livre à la couverture rouge et noire, qu’on ouvre pour voir une scène de bataille de la guerre d’Espagne — ceci pour combattre le mythe que Chim ne photographiait jamais sur le front.
Souvent, il faut un lent cheminement par des chemins tortueux pour écrire une petite centaine de pages. Un seul regret : j’aurais voulu que mon ami Richard Whelan puisse lire et regarder ce livre. On aurait bu un thé ensemble, comme d’habitude.
Carole Naggar
(1) George Rodger: an adventure in photography, Syracuse University Press, 2003.
(2) Chim: Children of War, éditions Umbrage, New York, 2013.
(3) Werner Bischof : carnets de route, Delpire, 2008.
(4) www.davidseymour.com
LIVRE
David Seymour – Vie de Chim
par Carole Naggar
Editions Contrejour
16,5 x 24 cm
224 pages, cartonné
ISBN 979-10-90294-11-0
25 €