Figure majeure de la photographie, David Goldblatt a documenté durant soixante-dix ans l’histoire contemporaine complexe de l’Afrique du Sud. Son œuvre, internationalement reconnue, constitue aujourd’hui une archive essentielle sur les rouages et la violence structurelle du régime de l’apartheid en vigueur dans son pays de 1948 à 1991.
Inhabiting the Silence présente plusieurs ensembles photographiques, images emblématiques ou moins connues, offrant l’éclairage de ce témoin engagé sur ce que fût la « banalité du mal » durant les décennies de ségrégation raciale.
Fils d’émigrés juifs lituaniens établis en Afrique du Sud pour fuir les persécutions, David Goldblatt a 17 ans lorsque l’apartheid est officialisé. Son histoire familiale résonne comme un écho face à la violence et à l’injustice de ce système. Son hostilité à ce régime raciste sera sans équivoque mais son exigence éthique lui dictera une position distanciée. Au risque d’être parfois incompris, cet observateur critique de la société sud-africaine se tiendra éloigné des collectifs et des mouvements d’actions politiques contre l’apartheid. Il fuira les images spectaculaires et ne sacrifiera jamais aux codes du photojournalisme dénonciateur.
Pour David Goldblatt, et c’est là où réside la puissance de son œuvre, chaque image doit exposer la réalité dans sa complexité, mais aussi dans ses zones d’ombres ou d’impensé. Sa démarche documentaire s’inscrit dans la lignée de Dorothea Lange ou de Walker Evans lorsqu’il sonde les replis les plus invisibles et silencieux d’une société sud-africaine fracturée. La dimension politique est présente mais le regard est indirect et oblique. David Goldblatt capture les instants ordinaires de la vie et réalise des images qui portent en elles toute la charge de l’Histoire comme l’attestent les portraits des habitants des townships jetés hors de leurs maisons, ceux des ouvriers contraints à des transports exténuants ou encore les clichés des mineurs dans l’enfer dantesque des puits. Chez David Goldblatt, les racines du mal se nichent également dans les territoires abimés, l’architecture urbaine et industrielle, les routes, les bâtiments et les maisons qu’il photographie inlassablement. Il s’intéresse aux structures car, dira-t-il, « elles disent les nécessités, les préférences, les impératifs et les valeurs de ceux qui les ont construits et les utilisent. » Ainsi, dans le regard que porte David Goldblatt sur l’abjection et l’inhumanité de la racialisation des espaces publics, les privations de toutes les libertés pour les personnes de couleur, sur les migrations forcées ou les expropriations brutales, chaque image est indissociablement un acte de la pensée et un geste de résistance. Comme l’écrit son amie et écrivaine Nadine Gordimer « ses photographies ont une signification politique sans précédent qui va au-delà̀ des images évidentes – elles révèlent la violence contre les êtres humains répétée à l’infini dans la continuité de la vie quotidienne ».
Donner à penser : tel serait le fondement de la grammaire visuelle qu’il invente pour laisser la place à l’interrogation dans ses images « silencieuses ». Sobres, frontales, soignées quant à leur réalisation technique, ses photographies seront toujours en noir et blanc durant l’apartheid car la couleur lui semble trop douce pour représenter la réalité du quotidien durant cette période sombre de l’histoire collective sud- africaine. Dans sa chronique visuelle rigoureuse « d’un monde à part », David Goldblatt attache une importance particulière aux mots – ceux des légendes ou des textes qui accompagnent chaque photographie – qu’il considère comme aussi importants que les images elles-mêmes.
En déployant les regards au cœur de l’injustifiable système de l’apartheid, l’œuvre de David Goldblatt révèle les silences de l’histoire et fait apparaître, dans le temps suspendu de la photographie, l’humanité comme une valeur et un horizon.
Marie-Ann Yemsi Commissaire invitée