En 2006, après quelques années de recul, David Friend écrit Watching the World Change, un ouvrage aujourd’hui republié, qui analyse avec une précision chirurgicale les images du 11-Septembre. Il faut le lire pour réfléchir.
Ce moment-là, même certains enfants s’en souviennent. Chacun peut raconter exactement où et comment la première image lui est arrivée, ce qu’il faisait, comment il a réagi. Visuellement, le 11 septembre a été conçu par les terroristes d’Al Quaida comme un film hollywoodien. Pour qu’il soit vu et revu, pour que les images passent en boucle et qu’elles touchent, à la manière d’une scène pyrotechnique, de plein fouet leurs spectateurs. Sauf qu’au cinéma, tout ou presque, est fiction.
Watching the World Change est à la fois un roman et une réflexion intellectuelle. Un roman car David Friend a rassemblé à peu près tous les témoignages possibles des hommes qui tenaient un appareil photo ou une caméra ce jour là. L’auteur a recoupé les histoires de Pavel Hlava et Jules Naudet, les deux seules personnes à avoir filmé le premier avion, l’un par erreur l’autre par un sens inné du documentaire. Celle de Wolfgang Staehle qui avait posté par hasard un appareil photo avec minuteur à sa fenêtre de Brooklyn et qui a immortalisé ce même avion dans un triptyque de quelques secondes. Mais surtout celles de tous les photographes de presse, amateurs et cameramen de télévision qui se tenaient au pied des tours ou dans les rues de tout New York. « La romance m’a poussé à m’intéresser à tous les aspects. C’était une obsession. »
Une réflexion car il faut tenter de comprendre. En observant une photo aérienne des hommes dans les décombres de Ground Zero, Tom Brokaw a lâché : « Regardez les ramper, on dirait une photo de Sebastiao Salgado. » Cette comparaison faite peu après la tragédie a interpellé David Friend : « Pourquoi les images sont-elles si importantes ? » Son livre, « un ADN du 11-Septembre à travers ses photographies », est une subtile analyse du rôle de l’image dans un événement de cette ampleur. L’ancien directeur photo de Life n’y dresse pas seulement une évaluation complète des images mobiles de télévision et celles, fixes, de la presse, ce jour là. Il fait aussi entrer la photographie dans un laboratoire médical en considérant l’analyse génétique des corps des victimes comme un procédé d’imagerie. Mais Friend, devant l’abondance d’informations, ne perd pas de vue ce qui fait la justesse de l’intégralité de son propos : « Même si les photographies sont des surfaces du temps qui passe, elles offrent, en chroniques, une représentation réaliste de l’espace et du temps à moment donné. »
L’impact visuel de la destruction des tours jumelles informe sur le pouvoir de la photographie comme sur ses dangers lorsqu’elle touche brutalement la vision humaine. Pouvoir d’information, danger d’aliénation. « Ce jour là, explique David Friend, les gens pouvaient voir la mort en direct. Certains on été traumatisés. Pour un tel évènement, la photographie est vraiment ce qui subsiste dans notre inconscient collectif. C’est une image qui nous y connecte. L’homme pense et se rappelle en images fixes. »
Pourquoi donc se souvenir du 11 septembre plus qu’une autre tragédie ? La guerre hors du sol américain : l’homme connait. Peut-être, que cette fois ci, David blessait Goliath. Peut-être aussi, que cette fois ci, la destruction de gigantesques gratte-ciels, symbole d’une prééminence économique, était trop inimaginable pour être réelle. Tellement que cette scène serait capable de provoquer, à ceux qui ne l’ont pas vécue, un sentiment bizarre d’ébahissement, proche de celui qu’une œuvre d’art peut procurer. La démarche photographique de Jerry Spagnoli, qui immortalisa les tours en feu sur son toit avec un daguerréotype du XIXe siècle pour en tirer un cliché vintage et artistique, laissait sûrement présager que le 11-Septembre resterait un événement unique. Quelque chose dont chacun allait associer à une vision. « On ne peut pas compter le pouvoir des images. C’était vrai en 2001 et encore plus aujourd’hui, 10 ans après », dit David Friend. A l’instar des images, la mémoire collective ne se dompte pas.
Jonas Cuénin
David Friend, Watching the world, Picador (2006).