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Daragh Soden, portraits d’une Irlande désenchantée

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Plébiscité par le jury du festival de Hyères qui soulignait son courage et son honnêteté, et lui a décerné son grand prix, l’Irlandais Daragh Soden brosse le portrait en demi-teinte d’une jeunesse dublinoise face à son avenir.

Des adolescents flirtent à l’arrière d’un bus ou traînent en bande sur la plage. Ils ressemblent à tous les adolescents du monde, de Berlin à Madrid, de New York à Tokyo. Les couleurs douces, la lumière chaleureuse en arriveraient presque à masquer la mélancolie qui affleure dans les regards. Ça sent l’ennui, les après-midis passées à errer sans but, le chômage qui guette, les lendemains qui déchantent. Mais ne nous y trompons pas. La vie gronde de toutes parts réclamant son dû. L’Irlande de Daragh Soden n’est pas celle des subventions européennes, des défiscalisations bénies par Google ou des paysages grandioses vantés par les agences de voyages.

Ses photos parlent de l’espoir dévasté dans un pays où l’océan est toujours à portée de mains, d’une misère sociale universelle, celle d’une jeunesse métissée enchaînée à son lieu de naissance. Il est question d’amour, d’amitiés, de galères mais aussi d’insouciance : « Mes images reflètent les thèmes propres à la jeunesse : l’ennui, les flirts, la sensation d’être invincible et plus bas que terre le lendemain », déclare le jeune photographe tout juste âgé de 27 ans. Il se dégage de ces portraits une grâce douloureuse, une sensibilité poétique, une tendresse désespérée. Daragh Soden ne s’apitoie pas, ne juge pas, ne verse pas dans la politique. Ses images révèlent à la fois une humanité profonde et le passage inexorable du temps. « A travers cette série, j’ai voulu célébrer la jeunesse, capturer son aura, refléter sa vulnérabilité mais aussi sa force, des qualités qu’on retrouve dans chaque génération, malgré le temps qui passe. », explique-t-il. On retrouve le même examen incisif des incertitudes de grandir en Irlande aujourd’hui dans la très belle série du photographe américain Doug Dubois My Last Days at Seventeen, réalisée à Russell Heights, un quartier économiquement désavantagé de Cobh, sur la côte sud-est du pays.

Les adolescents de Soden comme ceux de Dubois naviguent dans les limbes. Pris dans les turbulences d’une métamorphose souvent douloureuse, ils titubent entre confiance reposante et doute tenace, liberté et entraves. Cet entre-deux-mondes campé avec réalisme et délicatesse est l’endroit le plus sensible et sans doute le plus juste pour dire la souffrance de vivre dans une société en proie au chaos et à l’intolérance. Des images joyeuses et tristes d’une vérité lourde, toujours sur le fil entre intimité et détachement.

Les deux photographes brouillent délibérément les frontières entre fiction et documentaire pour mieux révéler toute la complexité de ces vies soumises à des forces qui les dépassent. Sur les murs de la Villa de Noailles, à côté de ses photographies, Daragh Soden a écrit à la main des textes inspirés son histoire personnelle, puisant dans ses souvenirs pour alimenter une trame fluide ou les mots agissent comme une voix off venant combler les manques du récit. S’il vit aujourd’hui à Londres, le photographe n’a pas oublié son enfance dublinoise. Né en plein boom économique, il témoigne du lent désenchantement qui a touché son pays. Durement frappée par une double crise financière et immobilière, l’Irlande va mal. Le fringant « Tigre celtique » du début des années 2000 n’est plus que l’ombre de lui-même. Les jeunes sont les premiers à partir, découragés par un marché du travail devenu amorphe. Et pour ceux qui restent l’avenir est devenu un mot vide de sens.

Dans les quartiers ouvriers du nord de Dublin, pour de nombreux adolescents, le quotidien est dominé par les gangs, la drogue et la violence. Avec un triste record : le taux d’homicides par balle le plus élevé d’Europe. Dans un ouvrage récent, Ireland under Austerity, Michael Cronin, un professeur de sciences sociales de l’université de Dublin, pointe la « violence endémique » que la récession a produit sur la société irlandaise, conduisant notamment à une forte hausse du nombre de suicides, la seconde en Europe derrière la Grèce. La pauvreté, qui n’a été que partiellement réduite par la baisse du chômage, est une réalité quotidienne en Irlande. A ce sombre tableau s’ajoutent deux problèmes majeurs : l’émigration et les divisions géographiques. « J’ai grandi dans un pays en pleine prospérité économique et sociale, raconte le photographe. Et puis en 2008, tout est parti en vrille. Le pays est entré en récession, le déficit public s’est accru, les entreprises ont fermé, le chômage a fait des ravages dans la société. Cette période a eu une vraie influence sur mon identité. La jeunesse que j’ai photographiée n’a connu que la crise et va payer pour les erreurs commises par ses parents. C’était essentiel pour moi de lui rendre hommage en lui dédiant cette série ».

A l’instar de Colin Barrett, dont le recueil de nouvelles Jeunes loups, paru en 2013, jetait une lumière sombre sur cette jeunesse irlandaise résistant, la rage au cœur, à un destin perdu d’avance, Darragh Soden nous prouve que des éclairs de beauté peuvent émerger de toute noirceur. Une ode à la tolérance plus que jamais nécessaire alors que le repli sur soi gagne du terrain en Europe et au-delà.

Cathy Remy

Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008, où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le MondeCamera et Aperture.

http://www.villanoailles-hyeres.com/

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