Récemment acquise par le CNAP, l’installation The Fire Flies, Baltimore fut exposée pour la première fois en 2012 au MAC/VAL, à Vitry-sur-Seine, dans le cadre de l’exposition collective Situation(s), puis notamment au Centre Pompidou et à la galerie Julie Meneret, à New York.
Cette œuvre trouve son origine dans une recherche soutenue par le CNAP : Frédéric Nauczyciel est parti à Baltimore à la recherche de Omar, un personnage de la série télévisée The Wire. Inspirés par une personne réelle, les scénaristes en ont fait une figure éminemment politique, refusant les assignations – à un territoire, à une identité. Un individu cessant de se fondre dans la norme en développant une stratégie de dissimulation active.
Retourner les signes
« Pour ma part, j’avais l’intuition en regardant The Wire que Baltimore agissait comme une métaphore des enclaves périphériques parisiennes. En me rendant à Baltimore, je me lance un défi, une commande passée à moi-même : représenter les possibles de la « banlieue » française, lovées dans les replis encore ignorés de son histoire récente, post-coloniale ; créer des images qui troubleraient notre vision européenne de l’urbain par une sorte de torsion de l’intérieur. Cette posture politique de l’anti-visibilité, cette manière organique en perpétuel mouvement d’habiter le monde, m’intéresse artistiquement. »
Au cours de cette recherche, Frédéric Nauczyciel rencontre la communauté des voguers, chez qui il reconnaît la stratégie développée par Omar. Le voguing est une danse performative des communautés homosexuelles et transgenres noires américaines des ghettos, née dans les années 60. Une danse qui retourne les signes du pouvoir blanc en s’appropriant les poses des mannequins en couverture du magazine Vogue.
En recherche d’authenticité, la communauté des voguers de Baltimore a développé une scène ballroom à l’écart de la récupération par les médias qui règne à New York. Les voguers ne performent pas devant un public mais pour eux-mêmes, à travers les défis qu’ils se lancent, visant à un dépassement des limites pour toujours plus s’affirmer dans leur identité.
Un dispositif articulant Photo et Vidéo
Plus qu’une installation, The Fire Flies, Baltimore est un dispositif qui reconfigure ponctuellement, le temps de son exposition, les frontières entre l’art et la vie. L’œuvre peut bien sûr être décrite par l’analyse des éléments qui la constituent et en font un environnement habitable par le regard et par le corps. Au sein du musée est construit un autre espace, une boîte sur les surfaces extérieures et intérieures de laquelle les images sont présentées. Les photographies de la série Vogue! Baltimore déconstruisent les mouvements de voguing inventés cinquante ans plus tôt et indiquent le statut de « mise en scène documentaire » de l’œuvre. A l’extérieur également, le film La Traversée décrit en une boucle de quarante cinq minutes la ville de Baltimore dans un trajet en apparence monotone.
Vidéos et photographies associées, articulées dans l’espace, constituent un lieu. Un lieu pénétrable, doté de seuils, d’ouvertures et de fenêtres (les images). Un lieu où beaucoup de ce qui échappe habituellement à l’art peut entrer de manière inattendue et imprévisible. Un lieu que les voguers peuvent reconnaître et investir.
Un espace « autre »
A l’intérieur, au centre des flux croisés de lumière des vidéo-projecteurs, les voguers usent de l’espace comme d’une Ballroom. C’est leur présence qui donne tout son sens à ce projet. Car ce lieu physique prend alors une dimension concrète et symbolique inédite. Au sein d’une institution, un lieu ouvert et fermé, éphémère, abri et scène : un lieu où se présenter à l’autre, un lieu donnant à chaque corps sa place.
Ce lieu correspond point pour point à la définition de l’hétérotopie donnée par Michel Foucault. Au cœur de la société et dans le même temps en retrait de celle-ci, l’hétérotopie ou « espace autre » accueille ceux de ses membres qui, à un moment donné de leur existence, ont besoin d’un refuge. L’hétérotopie abrite les êtres qui vivent un moment singulier de transformation de leur corps, de redéfinition de leur identité.
The Fire Flies est une hétérotopie inédite, spécialement inventée par un artiste pour celles et ceux qui sont bien plus que les sujets de sa recherche. Ensemble, elles et ils ont construit cet espace absolument autre au sein duquel une rencontre peut se produire ; à travers une culture partagée, les codes du voguing, cet espace devient un lieu de reconnaissance.
Cette expérience invite à un dépassement de l’art. En y participant, l’on peut oublier le musée et partager un moment improbable, magique, simple dans son évidence bien que transgressant nombre de règles, y compris la convention qui fait habituellement des Ballrooms un événement où n’ont accès que les initiés. Un moment qui échappe même à l’artiste et dont il a pourtant permis l’avènement. Des formes de vie s’y inventent, en harmonie, dans la reconnaissance du dynamisme de la société engendré par la diversité de ses composantes.
Pascal Beausse
Responsable des collections photographiques
Cette œuvre est inscrite sur l’inventaire du Fonds national d’art contemporain que le Cnap a pour mission d’enrichir, de conserver et de diffuser.
Remerciements à Pascal Beausse, responsable de la collection photographique et aux équipes du Centre national des arts plastiques qui ont permis la réalisation de ce projet.
Coordination : Annabelle Oliveira, service de la communication et de l’information du Cnap.
Traduction : L’Œil de la Photographie.
Retrouvez chaque semaine la présentation d’une pièce du fonds photographique du Cnap sur http://www.cnap.fr et sur le site de L’Œil de la Photographie. Disponible en 2 langues (Français / Anglais).