La guérilla des FARC et le gouvernement colombien ayant signé un accord de paix, les habitants se réapproprient les ressources naturelles de leur pays. Le Chocó, un département qui se situe au nord-ouest du territoire, constitue l’une des régions les plus fertiles, les plus pauvres et, sur un plan politique, les plus instables du pays. Dans ses étendues, la bioéconomie représente l’un des facteurs capables de porter la paix tout en luttant contre le taux de chômage écrasant. Photographies de Gaia Squarci.
Installée au fond d’une épicerie du quartier de Fontibon, Bogota, une agence de tourisme d’un nouveau genre prend forme. Elle a été créée par d’anciens membres d’une organisation paramilitaire et propose des circuits touristiques dont les guides sont d’anciens guerriers du conflit interminable. Le concept peut sembler opportuniste et il a même fait l’objet d’une satire dans la version Colombienne de The Onion, avec un article intitulé « On a demandé aux FARC de maintenir un front actif, pour que les gringos puissent venir le voir ».
Mais au lieu de jouer sur la corde du sensationnalisme, l’agence Tureco (Turismo Reconciliación Colombia) parie plutôt sur le tourisme intégré. « Si nous nous sommes armés à une certaine époque, c’était pour défendre un idéal. Aujourd’hui, nous sommes convaincus de pouvoir faire autre chose pour définir notre futur, et en l’occurrence, sous la forme d’une entreprise artisanale », explique Jordan Ordonez. Autrefois membre des AUC (autodéfenses unies de Colombie), un groupe paramilitaire impliqué dans le trafic de stupéfiants qui a déposé les armes en 2006, il travaillait l’an dernier pour l’Agencia Colombiana para la Reintegración au moment où il a rejoint l’équipe. « Notre objectif est de cibler les lieux qui ont été les plus affectés par le conflit, et de s’appuyer sur le tourisme pour offrir des opportunités aux populations locales », explique-t-il.
La première personne à avoir évoqué ici le tourisme intégré, ou communautaire, est Josefina Klinger. Afrocolombienne et pleine de charisme, elle marche et s’exprime avec un aplomb stupéfiant. En 2008, elle crée un complexe touristique au cœur du parc national d’Utría, sur la côte pacifique du Chocó. La personne qui nous a mis en contact avec elle nous a raconté que Josefina Klinger avait fait naître des projets communautaires majeurs durant les moments les plus sanglants du conflit, et qu’elle n’était pas de nature à se laisser intimider. Elle a d’ailleurs monté l’hôtel après une histoire de séquestration par les guérilleros, un épisode qui avait laissé de lourds stigmates.
Le site se trouve au beau milieu de la route de la cocaïne, à un emplacement stratégique pour les groupes armés, actifs dans la région depuis les années 1990. Si le conflit s’est étendu assez tard à l’état, c’est malgré tout le Chocó qui compte le plus grand nombre de déplacés internes. Même après la signature de l’accord avec les FARC en novembre dernier, les déplacements se sont poursuivis à un rythme effréné. Les chiffres de l’ONU situent le nombre de déplacés à 3 000 depuis début 2017, c’est-à-dire 50% de plus que dans le Norte Santander, le second département en nombre de déplacés, pour toute l’année 2016.
« J’avais décidé de tirer un trait entre les balles », fait remarquer Josefina Klinger. Dans le début des années 1990, elle s’agace que les promoteurs gagnent des fortunes tout en refusant d’endosser un rôle social au niveau local. Et ce dans un contexte où les minorités, qui forment la majorité de la population du Chocó, voient leurs droits piétinés depuis des décennies. En mai dernier, des manifestations mémorables ont attesté de la colère des communautés afrocolombiennes. Les rues et les réseaux sociaux résonnaient de ce slogan : « nous nous sommes levés pour dénoncer un racisme structurel et réclamer le minimum vital : eau, santé, travail et dignité ».
En termes de biodiversité et de culture, le département du Chocó est le plus riche. Cependant, son taux de chômage compte parmi les plus élevés de Colombie, avec 62,8% de la population au-dessous du seuil de pauvreté, selon Colombia Reports. Et ce sont précisément ces statistiques que Josefina Klinger souhaite faire changer. « Cette guerre n’est pas qu’une affaire de groupe armés et de narco-trafiquants. La réalité du conflit au Chocó, c’est qu’il a altéré nos liens traditionnels. Notre culture de l’échange a disparu avec l’avènement de la politique, de la drogue et du capitalisme, déplore-t-elle. Alors que nous pouvons monétiser le bien commun pour la communauté. »
Capitalisant sur le talent humain et la tradition locale fondée sur l’échange, elle aide les populations à créer des micro-entreprises dans divers secteurs – transport, artisanat ou encore gastronomie. Elle organise un système de garde d’enfants, les femmes disposant de temps libre s’occupant des plus jeunes pendant les heures de travail de leurs parents. Dans le village côtier de Termales, elle aide également des femmes à créer un restaurant qui s’est depuis taillé une excellente réputation sur la côte d’Utría. « Les politiques doivent absolument comprendre l’importance du territoire et de sa culture. S’ils n’y parviennent pas, la paix engendrera de nouvelles catégories de déplacés et de réfugiés », prévient-elle.
Évoluant avec gaieté, des gamins de tailles diverses surfent sur des planches écaillées, chacun prenant son tour dans les vagues, sous l’œil bienveillant de Nestor Tello Arboleda. Tello découvre cette discipline à l’âge de 28 ans et en fait son chemin de vie. Son frère et lui prennent les vagues sur des morceaux de bois arrachés à son cadre de lit. Puis ils passent à des planches sculptées à la main à partir de troncs d’arbres prélevés dans leur jungle. Jusqu’à ce qu’ils rencontrent un touriste Australien, qui leur fait don de cinquante véritables planches, pour démarrer une école destinée aux enfants de la communauté. Les règles du club sont strictes et basées sur le lien social ainsi que le respect de la nature. Tello souhaite ainsi donner aux jeunes « une raison de rester ici et prendre soin de leur territoire », à une époque où beaucoup s’enfuient vers les zones urbaines. Car même si l’école de la municipalité propose un programme consacré à l’éco-tourisme et à la biodiversité, rares sont les jeunes diplômés dont la fierté pour leur terre natale se concrétise et prend la forme d’initiatives locales.
Au-delà de l’urgence sociale qu’il y a à créer de nouvelles opportunités, l’écologie est également un enjeu de taille, dans un contexte où la guerre civile a préservé l’environnement d’une destruction à l’échelle industrielle. Sillonnées de cours d’eau, les forêts pluviales très denses du Chocó abritent un riche éventail de plantes et de fruits employés depuis des centaines d’années à des fins médicinales et de subsistance par les communautés natives et afrocolombiennes. « Nous n’avons pas réussi à apprendre à vivre avec la biodiversité, alors que les peuples d’origine l’ont fait pendant des milliers d’années », explique Brigitte Baptiste, directrice de l’Humboldt Institute, l’un des plus importants instituts colombiens de recherche en ressources biologiques.
En réaction, une communauté Embera installée sur la rive calme du Chori, à Puerto Jagua, a transformé une partie de son village de bois en ethno-village touristique. Mené par l’architecte Juan Pablo Dorado, le projet se donne pour mission de fusionner savoir-faire ancestraux et techniques d’aujourd’hui, une démarche qui n’est pas exempte d’écueils : les guérisseurs traditionnels gardent jalousement leurs secrets et leurs recettes médicinales, tandis que l’architecte de la communauté menace d’annuler le projet, furieux que Juan Pablo Dorado remette en question les préceptes de construction des Emberas. En effet, devant ses doutes sur l’angle du toit et son opposition à l’usage du bois de palmier, la communauté s’indigne violemment. Finalement, les toits seront relevés de trois mètres pour atteindre une hauteur de sept mètres, on utilisera cinq espèces de palmiers, et en 2015, les huttes se voient récompensées du titre de « Meilleure réalisation architecturale en Colombie », à l’occasion d’un prix américain.
« Sur un plan politique, notre mode d’éducation informel n’est pas reconnu et c’est dommage, car ce savoir ancestral pourrait être utile à la société occidentale, regrette le représentant de la communauté, Julio Cesar Sanapi Sauza. En dehors de quelques anciens au comportement très radical, comme le dit Sauza lui-même, les membres de la communauté communiquent volontiers sur leur mythologie et leurs savoir-faire avec les visiteurs, et investissent les revenus pour le bien commun – comme par exemple la construction d’une école. Les femmes invitent les hôtes à les aider en cuisine, ce qui leur permet de rapporter chez eux les saveurs de la jungle.
Dans un laboratoire minuscule de Quibdo, la capitale du Chocó, Mabel Torres prépare une autre sorte de mixture ancestrale. Habillée d’une blouse blanche, la biochimiste chante à tue-tête « La Bikina », une chanson mexicaine populaire des années 1960, tout en suivant des instructions rédigées à la main sur un cahier d’école. Elle est en train de concocter une lotion de pipilongo (piper tuberculatum) destinée à calmer les problèmes de peau. Elle a l’intention de l’inclure à sa ligne de produits bio-cosmétiques, Selvaceutica. « J’associe mes connaissances scientifiques à des recettes de grand-mère, précise-t-elle tout en fouillant les étagères pour dénicher une casserole. Ustensiles de cuisine ordinaires – passoire bleu pâle, bassine jaune, couteau rond, cuillère en bois et boîtes en plastique de toutes tailles – côtoient fioles, flacons, bouteilles et boites en métal remplis d’alcool, d’huiles et d’herbes séchées. « étant donné la richesse naturelle du Chocó, la bioéconomie pourrait tout à fait représenter un modèle pour le département, suggère-t-elle avec enthousiasme. Avant de lancer sa ligne de produits cosmétiques, elle était directrice de BioInnova, une structure qui apporte une assistance technique à des chefs d’entreprise locaux désireux de baser leur activité sur la nature. « Il est capital que les gens comprennent que la forêt sera plus utile et bénéfique en vie que morte. »
Laurence Cornet
Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et conservatrice indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.
Laurence Cornet et Gaia Squarci étaient des boursières d’Adelante Latin America 2016 avec la Fondation Internationale des Femmes pour les Médias – https://www.iwmf.org/programs/adelante/about-adelante/
Photographies : Gaia Squarci