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Daniel Castro Garcia est le lauréat 2017 du prix W. Eugene Smith

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Le Fonds commémoratif W. Eugene Smith a annoncé le 18 octobre 2018 le nom du lauréat 2017 de sa bourse pour la Photographie Humaniste : Daniel Castro Garcia, pour son projet Foreigner : I Peri N’Tera – expression sicilienne populaire qui signifie « les pieds sur terre. »

Choisi parmi douze finalistes de talent, Foreigner (« Etranger ») est le second chapitre du projet en cours de Garcia consacré à la crise des migrants/réfugiés en Europe, qui se concentre sur la Sicile et l’Italie, saisissant les vies de ceux qui ont survécu au long voyage à travers le désert du Sahara et la mer Méditerranée.

Le projet s’avère une étude attentive du chômage, de l’exploitation par le travail, et des processus complexes d’obtention de papiers sur un nouveau territoire. La bourse Smith permet au photographe de poursuivre désormais son projet par de nouveaux chapitres, afin d’explorer l’impact psychologique de ces voyages et la difficulté d’intégrer de nouvelles communautés à travers toute l’Europe.

La bourse annuelle, dont le montant augmenté par le conseil d’administration atteint cette année 35 000$, a été remise à Daniel Castro Garcia, lors de la 38ème cérémonie annuelle de l’organisation, qui s’est tenue dans la Salle de cinéma de l’Ecole des Arts Visuels (SVA) de New York ce mercredi soir.

« Le jury a été frappé par l’humanisme de M. Garcia, en parfait accord avec cette bourse qui honore l’héritage de W. Eugene Smith, » explique W. M. Hunt, membre de longue date du Conseil de la Bourse Smith, cette année président du comité de sélection. « Le plaisir d’être juré pour la Bourse Smith, naît de la force et de la variété des œuvres candidates. Les juges savaient qu’il serait difficile de devoir faire avec douze finalistes, mais ils voulaient poser des questions et prendre le temps de réfléchir à chaque proposition, » poursuit M. Hunt. « Ils sont ravis du choix de Daniel Castro Garcia, lauréat de la bourse Smith de 35 000$, et trouvent son œuvre merveilleuse et d’une grande clarté. »

L’œil de la photographie s’est également entretenu avec le photographe Daniel Castro Garcia, basé à Londres, à propos de son émouvant projet.

 

Foreigner : I Peri N’Tera est le second chapitre de votre projet en cours sur la crise des migrants en Europe. Accepteriez-vous de nous rappeler en quoi il se différencie du premier chapitre, Migration Into Europe 2015-2016 ?

En de nombreux points, Foreigner : I Peri N’Tera poursuit en même temps qu’il la développe, l’approche mise en place par le premier chapitre. C’est un projet mu par la proximité, l’intimité, et par un désir de se pencher sur les histoires de certains individus. Il est important de préserver l’idée selon laquelle chaque personne compte et a quelque chose de valable à dire ou à apporter. Là où Migration Into Europe 2015-2016 offrait une vision large de la crise des migrants/réfugiés dans l’Europe, ce chapitre adopte un point de vue plus précis sur les vies de jeunes mineurs isolés qui vivent dans les centres d’accueil en Sicile. Le cinéma, l’écriture, le design graphique, l’éducation… Ce nouveau travail explore beaucoup d’angles.

Je suis émotionnellement investi auprès des gens avec lesquels je travaille et me soucie de leur futur. Ce sont des jeunes gens extrêmement vulnérables qui ont été victimes de trafic humain, d’abus physiques, mentaux et sexuels, de racisme et de prostitution. Chaque garçon ou fille que j’ai rencontré a été profondément affecté ou traumatisé par son expérience. C’est une situation extrêmement compliquée, qui requiert une profonde réflexion. Après tout, ces jeunes garçons et filles sont ici, en Europe, pour rester. Ils rêvent d’un avenir prospère comme n’importe qui d’autre, mais les obstacles qu’ils rencontrent sont énormes. Les ignorer créera une génération d’êtres paralysés par le traumatisme et la ségrégation, ce qui est tout simplement inacceptable.

Pourquoi avoir choisi de témoigner d’un tel sujet en Sicile ?

En 2015, lorsque j’ai entamé ce projet, j’étais inquiet de voir les reportages extrémistes et alarmants consacrés aux bateaux de migrants qui quittaient la Lybie. Je voyais les images de bateaux surchargés depuis des années, mais en 2015, les articles ont commencé à faire la une des journaux. La nature répétitive des images, ajoutée au ton dans le vocabulaire employé, est devenue incroyablement inquiétante. Les articles étaient dominés par les statistiques et la rhétorique politique, pas beaucoup plus.

Lampedusa (qui fait partie de la province sicilienne d’Agrigente) a été une étape essentielle pour le projet. Il y avait désormais une documentation visuelle sur la situation, mais il n’y avait personne à photographier. Le gouvernement italien avait transféré tout le monde vers la Sicile ou le Sud de l’Italie, et les nouvelles missions de secours étaient également redirigées vers la Sicile. Je me retrouvais donc face aux conséquences des mouvements migratoires, avec l’occasion de porter un regard légèrement plus scientifique sur la réalité de ces voyages. Les cimetières de bateaux ont conféré un ton très sobre au travail, et une responsabilité presque spirituelle. Depuis ce voyage, le projet a toujours été, et sera toujours consacré à la mémoire de ceux qui sont morts pendant le trajet vers l’Europe. Ce sont des gens dont personne ne se soucie, à qui personne ne pense, qu’on oublie, et pour la mort desquels il est rare que quelqu’un soit tenu pour responsable.

La Sicile continentale a été une expérience très différente. C’est là que j’ai commencé à me faire des amis et à connaître leur vie en Italie. J’ai aussi découvert qu’un grand nombre de gens dormaient dans les rues dans des conditions très choquantes, parmi les excréments, les rats et les déchets.

Par dessus tout, je sentais que les gens dans cette région étaient dans l’ensemble mal représentés et non entendus. En tant que membre de la société européenne, je trouvais cela inquiétant et incorrect. Depuis ce premier voyage, je suis retourné plusieurs fois en Sicile et auprès des gens que j’ai rencontrés là-bas. Chaque visite a ouvert de nouvelles portes pour le projet. La Sicile est une île remarquable, extrêmement contrastée, et j’espère que ce travail contribuera à mieux informer de la situation sur place.

Que signifie I Peri N’Tera en tant que titre et pour vous ?

I Peri N’Tera est une expression sicilienne familière qui signifie littéralement « les pieds dans le sol ». On l’utilise dans une conversation, pour s’assurer que quelqu’un ne se laisse pas emporter par ses ambitions ou ses rêves. Dès que je l’ai entendue, j’ai su que ce serait le titre de cette série. Le sens littéral et métaphorique de cette phrase donne une fois de plus à réfléchir.

Pour moi personnellement, cette expression signifie beaucoup. J’ai passé les trois dernières années avec des gens qui ont des rêves et des ambitions. Or, une véritable dynamique sociale et bureaucratique est à l’œuvre ici, qui indique qu’il sera incroyablement difficile de les atteindre.

Que pouvez-vous dire des migrants que vous avez rencontrés et photographiés ?

J’ai l’impression d’avoir été très chanceux de rencontrer tout au long de ce voyage des gens gentils, doux et ouverts. A Calais, en Autriche, en Slovénie, à Idomeni, etc, partout où je suis allé, on m’a offert une chaise à table, l’opportunité de casser la croûte et de partager une expérience. J’ai compris très vite qu’en dépit de ce qu’ils avaient vécu, nous étions fondamentalement les mêmes. Avec des espoirs, des ambitions, des habitudes et des croyances similaires.

Vos photographies sont pour la plupart mises en scène et particulièrement intenses. Que pouvez-vous dire à propos de votre style ?

Je pense qu’il a toujours été le même. La première fois que je suis tombé amoureux de la photographie et que j’ai découvert les photographes qui m’émouvaient, j’ai reconnu dans leur pratique un fil qui m’inspirait. Alberto Garcia-Alix, Nan Goldin, Tim Hethertington… leur travail atteignait un niveau d’engagement qui me stimulait et j’étais très intéressé par l’interaction non seulement avec leurs sujets, mais aussi avec le rôle de la photographie en soi. Il y a une valeur et un ton tellement poétique dans leur travail : j’adorais l’idée que la photographie puisse être cela. Je crois que le portrait sert à la fois à confronter et à refléter. On peut apprendre quelque chose sur quelqu’un d’autre, mais aussi beaucoup sur soi, à la fois en tant que photographe et en tant que spectateur.

Pourquoi est-il important de témoigner de la crise des réfugiés ?

Je crois que c’est important parce que l’ignorance et la crainte fomentées ont très rapidement dirigé le récit. Et puis, la situation a été racontée d’une façon qui a cherché soit à sanctifier soit à diaboliser les gens en question, ce qui n’est pas correct non plus. Pour moi, ce projet vise à créer l’équilibre et un débat complet, ainsi qu’une plateforme, pour que les gens puissent voir et considérer la façon dont ils sont décrits. Dans le cas d’Aly et Madia, nous avons fait des films ensemble et ils ont fourni des contributions écrites qui ont été présentées aux côtés des mots et des œuvres de gens comme Alexander Betts et Lindsey Hilsum, deux maîtres dans leurs domaines respectifs. Nous sommes fiers de cela, car nous n’avons pas sous-estimé le potentiel intellectuel de ceux qui ont fait l’expérience de cette crise en première ligne. Nous leur avons permis de parler sans censure ni intentions cachées.

En quoi pensez-vous que vos photos se distinguent ?

C’est impossible à dire. Je crois qu’elles font une différence positive pour les vies de mes collaborateurs, parce que cela prouve que quelqu’un se soucie de ce qu’ils pensent et ressentent. En outre, je crois qu’il existe un public engagé pour ce travail, car le projet a été exposé dans le monde entier, mais aussi publié par de nombreux magazines et sites internet qui en ont rendu compte. C’était particulièrement excitant pour nous, car cela a permis une réinterprétation de l’œuvre, d’où sont nées de nouvelles questions et de nouvelles réponses.

Que peuvent faire les spectateurs de vos œuvres pour aider les gens qui y sont représentés ?

Être des citoyens actifs. Quelle que soit l’opinion des spectateurs, qu’ils soient conservateurs ou libéraux, de gauche ou de droite, etc., j’espère qu’ils saisissent l’opportunité de réfléchir plus ardemment à leur société et aux valeurs sociales. A une époque à laquelle l’inégalité n’a jamais été aussi grande, les choses ne changeront que lorsque les gens deviendront conscients et actifs, qu’ils décideront de mettre leur peur de côté pour se concentrer sur le positif. Pour ce qui concerne le bénévolat, je sais qu’il existe de nombreuses et merveilleuses associations caritatives, comme Help Refugees UK ou ProActiva Open Arms, qui ont fait un travail extraordinaire. Elles ont commencé à un niveau local, puis elles ont étendu leurs actions, et apporté une contribution incroyable aux vies de personnes vulnérables. Tout cela a été permis par le rassemblement de gens qui avaient les mêmes opinions et s’attaquaient à des injustices évidentes.

Vous avez reçu le Prix International de la Photographie BJP 2017 l’année dernière. En quoi la bourse W. Eugene Smith va t-elle vous aider ?

Elle va m’aider énormément. Il est difficile d’exprimer avec des mots à quel point la bourse a été une planche de salut pour mon projet. En fin de compte, je souhaite que ce projet s’ouvre à de nouveaux contributeurs où cela est possible et intégrer des experts qui apporteront leur savoir. Dans notre dernière publication, Foreigner : Collected Writings 2017, nous avons eu la chance qu’Alexander Betts, Lindsey Hilsum et Forensic Architecture s’investissent. Leurs conclusions sont pratiquement indiscutables, et il est nécessaire que ce qu’ils font soit accessible à un plus large public. Si nous pouvons partager des plateformes et être ouverts sur notre travail, alors j’espère que nous pourrons obtenir des résultats positifs. La situation et les personnes engagées le méritent.

 

 

Entretien avec Jonas Cuénin

http://smithfund.org/

Les photos de ce portfolio ont été rendues possibles grâce au soutien du fonds de la Fondation Magnum.

www.danielcastrogarcia.com

www.johnradcliffestudio.com

Instagram : @foreignerdigital

 

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