Le CRAF, le Centro di Ricerca e Archiviazione della Fotografia vient de décerner son International Award of Photography pour 2024 à Richard Kalvar.
Avec le prix vient une exposition dans la ville du Frioule, Spilimbergo, au nord de Venise.
Celle de Richard durera jusqu’au 26 janvier 2025.
Il nous a envoyé ses images et son texte.
JJN
Je n’ai jamais étudié la photographie, je suis tombé dedans. En 1965, j’avais abandonné mes études et j’étais de retour à New York à la recherche d’un emploi. Un ami m’a parlé d’un photographe de mode français pour lequel il avait travaillé et qui venait de virer sa dernière assistante. Je ne connaissais rien à la photographie, mais j’avais 20 ans et n’avais rien à perdre, alors je décidais d’aller le voir. Et surprise ? Il m’a embauché. Il s’appelait Jérôme Ducrot, c’était un excellent photographe et il opérait à l’instinct. C’était mon ouverture. J’ai travaillé pour lui un peu moins d’un an, et j’ai appris beaucoup de choses, notamment que je ne serai jamais photographe de mode. Mais il m’a prêté ses appareils photo et j’ai commencé à les utiliser pour explorer les rues de New York. Et j’ai commencé à regarder des livres.
J’ai réussi à économiser un peu d’argent grâce à la somme dérisoire qu’il me payait et j’ai quitté mon travail pour faire du stop à travers l’Europe occidentale. Jérôme m’avait offert un vieil appareil photo en guise de cadeau de départ, mais je savais à peine ce que je faisais. Quand je n’avais rien de mieux à faire, je me promenais et prenais quelques photos ici et là des choses qui attiraient mon attention. Au bout de dix mois, lorsque mon argent s’est épuisé, je savais que j’étais photographe.
Mais quel genre de photographe ? Pendant le temps que j’ai passé en Europe (et au Maroc), je n’avais pas vu une seule photo que j’avais prise. J’avais envoyé des colis de Tri-X exposés à mon père à New York, qui les gardait en sécurité. À mon retour en ville, j’ai trouvé un emploi à court terme comme réceptionniste dans un très bon laboratoire photo noir et blanc. J’ai fait développer mon film et le patron m’a laissé rester dans l’équipe de nuit pour apprendre à imprimer.
Regarder mes planches contact pour la première fois a été une expérience traumatisante. Tout ce que j’ai vu, c’est une mer immense de médiocrité. Mais ensuite j’ai sorti ma loupe et mon crayon gras et je me suis mis au travail en mettant de petites marques sous les cadres qui me semblaient vaguement intéressants. Ensuite, j’ai parcouru cette sélection réduite, allongeant les marques sous les meilleures images, puis ne regardant que celles-là, et ainsi de suite, prolongeant les lignes, les ajoutant d’abord d’un côté puis de l’autre, jusqu’à ce que je me retrouve finalement avec un très petit nombre d’images entièrement entourées sur les quatre côtés par des lignes de crayon gras rouge. Ces images prirent soudain une nouvelle vie, totalement séparées de la masse environnante de choses sans intérêt. Je les ai adorés et j’ai réalisé qu’en faisant cette sélection, j’avais inconsciemment défini ce qui m’intéressait vraiment, et j’ai découvert que c’était la même façon de regarder le monde qui avait été le mien à l’époque où je ne connaissais rien en photographie.
En continuant à prendre des photos, je suis parvenu à comprendre la nature de ce médium, son caractère unique parmi les arts et ses limites, ce qui a en fait ouvert de nouvelles possibilités. Les photos non posées que moi et d’autres avons prises étaient ancrées dans la réalité, mais en fait complètement distinctes de celle-ci. C’étaient des fenêtres rectangulaires qui ignoraient tout ce qui se trouvait à l’extérieur du cadre, qui montraient un minuscule instant figé pour toujours qui avait été extrait du monde tridimensionnel en mouvement, respirant, bruyant et coloré. Ils avaient l’air réels, mais ne l’étaient pas. Et j’ai réalisé que jouer avec ce paradoxe était involontairement devenu le moteur de mon travail, prenant des photos qui n’étaient pas posées qui racontaient des histoires différentes de celles qui auraient pu se dérouler réellement.
Cela ne veut pas dire que les photographies ne peuvent pas représenter les choses et les situations de manière significative. Elles le peuvent et elles le font. Mais elles le font de manière imparfaite et subjective, guidés par les sentiments du photographe et limitées par la nature même du médium. Cela pourrait être considéré comme un défaut, mais pour moi, c’était une opportunité : danser entre réalité et apparence.
En 2007, j’ai eu une sorte d’exposition rétrospective à la Maison Européenne de la Photographie (la MEP) accompagnée d’un livre publié chez Flammarion, Earthlings (Terriens en français). « En quelque sorte » car l’ordre des images n’était ni chronologique ni géographique. Malheureusement, j’ai continué à travailler depuis (et j’ai redécouvert de très belles vieilles photos), si bien qu’on m’a proposé une nouvelle rétrospective à Spilimbergo, en Italie, à l’occasion de ma nomination de Photographe International de l’Année par le CRAF. J’ai dû mettre à jour la sélection avec environ 60% d’images provenant de Earthlings et le reste soit nouveau, soit nouveau/ancien. À ce rythme, j’ai hâte d’avoir une nouvelle sorte d’exposition dans environ 15 ans.
Richard Kalvar
CRAF – Centro di Ricerca e Archiviazione della Fotografia
Piazza Castello
33097 Spilimbergo PN, Italie
https://www.craf-fvg.it/
https://www.craf-fvg.it/mostra/richard-kalvar-viaggio-in-un-mondo-fantastico