UNE VAGUE INEXORABLE par Claude Nori
Le premier numéro du journal Contrejour sortit en juillet 1975 pour les Rencontres de la photographie d’Arles qui furent historiques et participa à ouvrir un débat sur cette nouvelle photographie. S’y retrouvèrent réunis la plupart de ceux qui, tournant le dos au conformisme ambiant, aux maîtres du passé, aux institutions culturelles défaillantes, désiraient laisser la place à la jeunesse, aux nouvelles idées. La présentation de notre journal Contrejour se fit dans la cour réputée de l’hôtel L’Arlatan, le poète André Laude arpentait la foule en la conjurant de s’abonner pour lutter contre le capitalisme et les maîtres de tous bords. La couverture était sans équivoque. On y voyait le photographe Roger Vulliez se faire symboliquement hara-kiri en se tailladant le ventre avec un poignard qui découpait aussi le bord noir de la photographie. Autour de cette image, nous avions écrit en lettres manuscrites un véritable manifeste réclamant le rôle politique du photographe et son importance auprès des autres arts. Les critiques et les journalistes des quotidiens les plus importants de l’époque comme Michel Nuridsany du Figaro, Martine Voyeux du Quotidien de Paris, Hervé Guibert du Monde et André Laude des Nouvelles littéraires, pour ne citer qu’eux, se firent l’écho de ce mouvement qui semblait répondre à leur désir commun de changement.
Rentré à Paris, surpris par le nombre de jeunes qui passaient à la galerie pour nous mon- trer leurs images, je pris la décision de regrouper les auteurs émergents de toutes les tendances dans un livre et une exposition sur trois éditions ( Photo actuelle en France 1976,1978,1980) puis, dans la foulée, je publiais les premiers livres de Guy Le Querrec, Martine Franck, Bernard Descamps, Claude Raimond-Dityvon, Arnaud Claass, Jean Gaumy, ou encore le Voyage mexicain de Bernard Plossu. Je ne négligeais pas les plus anciens, un peu tombés dans l’oubli, dont la vitalité, l’expérience, l’engagement politique parfois, pouvaient être de sérieuses références créatrices si on les abordait d’une façon plus moderne, décomplexée. Édouard Boubat, Willy Ronis et Sabine Weiss représentaient un mouvement typiquement français à la fois humaniste et poétique dont nous pouvions nous inspirer. En 1981, les jeux étaient faits. La nouvelle photographie était sur orbite et elle avait effectué sa mue, parvenue totalement à maturité. La Fondation nationale de la photographie venait d’ouvrir ses portes à Lyon, Jean-Luc Monterosso comblait enfin un vide béant en créant l’Espace photographique de Paris ( puis le Mois de la Photo copié dans le monde entier) qui mettait à l’honneur la dynamique des pays étrangers, enfin de nouvelles galeries repéraient des auteurs, commençaient à structurer leurs œuvres et à spéculer sur un marché encore balbutiant. La critique photographique commença à s’imposer avec Les Cahiers de la photographie, dirigés par Gilles Mora, auxquels se joignirent des écrivains, des artistes de tous bords, des philosophes ( Henri Vanier, Denis Roche…) qui inspirèrent à leur tour de jeunes étudiants. Jean-Claude Lemagny, au sein de la Bibliothèque nationale, tout en assurant son rôle de conservateur, fit bénéficier de son expérience et de son regard critique à de nombreux artistes. Il se révéla surtout le théoricien infatigable de la photographie contemporaine. Des festivals en province s’intéressèrent aux cultures régionales et au besoin de rapprocher les artistes de la population locale et vice versa. Soutenu par de petits éditeurs, la photographie opéra un lien social et sentimental dont la ville devint un territoire incontournable de créativité. Une autre époque débutait !
Il m’a semblé primordial de me pencher sur cette courte période si dense, excessive, qui vit l’irruption de nombreux artistes-auteurs imaginatifs, dénués de préjugés, animés de ce seul désir de s’exprimer avec les images et d’inventer un nouveau langage. Si certains ne devinrent pas célèbres, leur talent ne fut pas en cause, mais leur modestie ou les aléas de la vie, leur firent prendre d’autres orientations. D’autres, peut-être un peu plus chanceux, mieux structurés et avec ce brin d’ambition qui fait la différence, marquèrent les décennies successives jusqu’à aujourd’hui.
Leurs images réunies forment un paysage polymorphe français très inventif et artisanal avant que ne surgissent la dématérialisation des photographies et les nouveaux canaux de diffusion. On y verra, sans doute, le corps révélé sous tous ses aspects, sexué, fantasmé, mouvementé, interrogé à une époque de libéralisation, mais aussi prendre corps lui-même, métamorphosé en décor, en de longues lignes, et se confondant avec les matières, ombres et noirs et blancs.
Mais, évidemment, il ne s’agit que de photographies, miroirs ouverts sur notre imaginaire et notre théâtre intérieur. Aujourd’hui, arrivée à un tournant de sa métamorphose, la photographie a sans doute besoin de retrouver ses racines et une certaine folie.
Claude Nori
70′ NOUVELLE PHOTOGRAPHIE FRANÇAISE
Contrejour
Carole Naggar, Coline Olsina, Hervé Le Goff et Claude Nori
Format : 24 x 31 cm
244 pages, relié
ISBN: 979-10-90294-52-3
Prix : 40 euros
https://www.editions-contrejour.com/project/nouvelle-photographie-francaise-70/