De 1984 à 1991, « Dieu » a vécu à Naples, en Italie. En dehors du stade de San Paolo, un dimanche sur deux, on pouvait le croiser en se promenant dans les ruelles de la ville, dans un magasin de chaussures ou dans un restaurant au bord de la mer. La présence de Diego Armando Maradona à Naples représentait bien plus qu’un phénomène footbalistique pour les Napolitains : ce fut surtout une expérience religieuse. La présence de Dios dans leur ville était une apparition mystique dont l’apogée consistait à se faire prendre en photo avec lui à une époque où la pratique des selfies n’existait pas.
Carlo Rainone, photographe et auteur de ce livre, a parcouru Naples pour collecter les 120 images de cet album, de véritables reliques dans lesquelles Maradona pose dans divers contextes avec des gens ordinaires, des commerçants, des amateurs, des amis et des rencontres improbables. Ces photographies prises avec Maradona étaient jalousement conservées pendant des décennies dans les maisons,les bureaux,les associations et les restaurants,même dans les portefeuilles.Elles sont accompagnées de textes et d’anecdotes qui racontent les circonstances des prises de vues.
Ce livre témoigne de l’adoration des napolitains pour celui qui est largement considéré comme le plus grand joueur de football de tous les temps mais qui à travers les images apparait toujours disponible, facilement atteignable, maladroit, embarrassé et finalement si attendrissant.
« Dans ces années-là, prendre une photo était une action qui nécessitait une certaine préparation et des compétences techniques : charger une pellicule, mesurer l’exposition, ouvrir suffisamment — mais pas trop — l’obturateur, développer les négatifs. La photographie était donc destinée aux circons- tances et aux événements jugés dignes d’être mémorisés.
Et quoi de plus inoubliable qu’une rencontre avec Dieu en chair et en os ? La seule façon de sublimer la venue de la divinité dans la ville était d’en avoir la preuve tangible. De plus, entre 1984 et 1991, se prendre en photo avec Maradona, c’était témoigner que le miracle avait bien eu lieu.
Un dimanche sur deux, des milliers de Napolitains se rendaient au stade pour voir jouer leur fils adoptif et, à l’extérieur du temple où se déroulait le rituel, le besoin de l’approcher, peut- être de se faire photographier avec lui, devenait de plus en plus pressant pour tout le monde.
Maradona, lui, ne se faisait pas prier, il ne s’est jamais refusé, il se sentait tout simplement choisi. C’est ainsi que les albums de famille, les murs des restaurants et les vitrines des magasins se sont rapidement remplis d’instantanés qui ne peuvent être classés que dans une seule catégorie : « La foto con Dios ». Une fois obtenue, la photo était généralement imprimée en une multitude d’exemplaires et distribuée, comme une carte sainte ; elle était agrandie, encadrée et accrochée dans des endroits significatifs où elle pouvait être vue et idolâtrée, créant parfois de véritables ex-votos, des lieux de pèlerinage. Le monde du football a toujours été plein de références à mi-chemin entre le sacré et le profane, mais jamais comme pendant ces sept années de passion à Naples, la frontière ne fut aussi mince. Ce livre reconstruit le rituel privé et singulier — la course à la relique à garder jalousement dans son portefeuille — à partir du rituel visible et collectif — la messe du dimanche au stade San Paolo. Se faire photographier avec Diego, c’est avoir eu la chance de vivre dans la même période historique que «Dios», dans une nouvelle année zéro où tout est possible.
En 2017, je suis tombé par hasard sur ma première « foto con Dios». À l’époque, Naples semblait se préparer à remporter son premier championnat depuis l’épopée maradonniene et chaque dimanche, je rendais visite à certains supporters pour documenter leur attente et leur passion. Pendant que je pre- nais des photos, j’ai commencé à penser à l’hypothétique fête qui exploserait peu après et j’ai donc décidé de fouiller dans les albums de souvenirs des personnes qui avaient déjà vécu ces célébrations dans les années 80 : je voulais vraiment com- prendre ce qu’avait été ce bonheur.
De manière inattendue, une photo d’une fille en kimono à côté de Maradona est apparue devant moi. Une photo totalement hors contexte et, pour cette raison, d’autant plus intéressante. Après avoir écouté l’histoire de cette photo et découvert la ténacité et la persévérance d’une jeune fille qui avait traversé la moitié du monde depuis le Japon pour prendre une photo avec son idole, une question a commencé à me hanter : combien de photos de ce type pourraient être cachées autour de moi ? Si une personne de l’autre côté du globe avait réussi son pari en surmontant tous les obstacles qui se dressaient devant elle, l’exploit, me disais-je, devait sûrement être plus à la portée des Napolitains qui avaient le « Rédempteur » à la maison.
L’idée de réveiller ces photos de la torpeur dans laquelle elles reposaient depuis près de quarante ans m’a soudain galvanisé. Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais vraiment compris le phénomène : je l’avais inconsciemment catégorisé comme un événement fortuit et jamais comme une intention précise. Fasciné par la possibilité d’enquêter et de récupérer un trésor inestimable de milliers de photos inédites de Maradona, j’ai donc décidé de partir à sa recherche. La chasse aux images a nécessité des techniques d’archéologue, car la plupart d’entre elles se trouvent dans les murs inaccessibles des maisons privées. Dans un premier temps, je me suis lancé dans une recherche improbable mais amusante, rue par rue, en par- courant Naples et en demandant sans gêne si quelqu’un avait une photo de Diego. Ensuite, j’ai élargi mon enquête grâce aux réseaux sociaux et aux appels lancés dans les journaux proches des fans napolitains.
Compte tenu de l’importance inestimable des reliques, de la jalousie dont elles font l’objet et de la volonté de leurs pro- priétaires de ne pas s’en séparer, j’ai dû reproduire sur place les images afin de rencontrer un à un tous les propriétaires et de recueillir de brèves interviews pour reconstituer l’histoire de chaque cliché.
Le résultat final est un témoignage d’anthropologie religieuse, mais aussi photographique, qui raconte la dévotion sans limite d’un peuple pour le plus grand footballeur de tous les temps ».
Extrait de la préface de l’auteur Carlo Rainone
Carlo Rainone (né en 1989 à Palma en Italie) est un photographe documentaire. Il travaille sur des projets qui explorent le sens de l’identité culturelle et de l’appartenance. Il a collaboré avec Time, Internazionale, GEO, Sportweek,Vice.
Carlo Rainone : Maradona, la foto con dios, Naples 1984-1991
Editions Contrejour
Format : 24 x 30 cm
136 pages
Prix : 35 euros
https://www.editions-contrejour.com/