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Collezione Ettore Molinario : Dialogues #37 : Allain De Torbéchet & Cie – Man Ray

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Il s’agit du 37ème dialogue de la Collezione Ettore Molinario. On parle de Marcel Duchamp et de sa passion pour les échecs, mais surtout on parle des rôles qui jouent sur l’échiquier de la vie et de l’art. Un grand jeu, ce défi, comme le suggère la carte de visite d’Allain De Torbéchet & Cie. Un jeu que je ne voudrais jamais arrêter.

Ettore Molinario

 

Ce que la réalité nie, le fantasme s’approprie avec empressement. Essayons donc d’imaginer une partie d’échecs entre deux des joueurs les plus singuliers de l’histoire, une femme et un homme, une amazone très élégante dans les batailles judiciaires et un dandy tout aussi élégant qui a tué la peinture et inventé différents gestes pour être artiste. Aux côtés de l’échiquier, Marcel Duchamp, on sait tout de lui, et Béatrice d’Este, épouse de Ludovico le Moro dans le Milan du XVe siècle et célèbre joueuse d’échecs, à tel point qu’elle a changé son destin. En fait, Béatrice est responsable de l’avancement de la Reine jusqu’à la pièce la plus importante de l’échiquier, la seule à rayonner sa puissance sur chaque case. Après Béatrice, le Roi, le Shāh dans les échecs persans, n’est qu’une proie, un symbole à protéger, capturer et tuer dans le Shāh māt, que l’on traduit par « échec et mat » mais qui signifie littéralement « le roi n’a pas d’échappatoire ».
Marcel Duchamp, peintre né, estimait également qu’au début du XXe siècle, la peinture n’avait plus aucune chance et que même la technique du roque lâche ne suffirait pas dans l’effort désespéré pour la sauver. Nous devons imaginer un autre jeu, un schéma différent, voire même une identité personnelle. Et pour l’aider dans cette entreprise qui change le sort de la pensée artistique du XXe siècle, ce sont les échecs. Marcel aborde l’échiquier à l’âge de treize ans, en 1900. Dix ans plus tard, Duchamp est un joueur invétéré et défie le dimanche son groupe d’amis cubistes, dont Picabia. Lorsqu’il s’installe à New York en 1915, Marcel joue avec le poète Alfred Kreymborg, le psychiatre Ernest Southard et le collectionneur Walter Arensberg. L’année suivante, il rencontre son complice de toujours, dans et hors échecs, Man Ray. Et en 1924, avec Man Ray, Marcel joue aux échecs dans le célèbre film de René Clair, Entr’acte. Mais le vrai jeu en était un autre, sur un échiquier plus grand, et comme toutes les guerres victorieuses, celle-ci nécessitait également une longue préparation. En 1912, Duchamp rompt avec la peinture, en 1917 il expose l’idée de l’urinoir, car la pièce elle-même serait censurée, et désormais l’art consiste à choisir l’objet, tout fait, et non plus à le fabriquer. Et puis en 1921 Marcel devient une femme, prénom Rrose, prénom Sélavy, Rrose Sélavy en français, ou Rose is life et son anagramme Eros is life. Co-auteur de la transformation qui unit le masculin et le féminin, et qui fait d’un être vivant sa photographie, c’est-à-dire un objet, c’est Man Ray. Certes, le déguisement peut être vu comme une dénonciation radicale de la crise vécue par la création artistique dans les années qui entourent la Première Guerre mondiale. Bien entendu, c’est l’homme-artiste qui devient l’image-femme et remet en question la virilité du génie créateur. Bien sûr, si l’on ne considère pas les échecs, c’est comme ça. Mais si l’on reste sur l’échiquier, si l’on le décompose en soixante-quatre cases noires et blanches, peut-être pourrons-nous tenter une lecture plus approfondie et imaginer que Duchamp-Rrose Sélavy est à la fois Roi et Reine, à la fois proie et agresseur suprême, tous deux défense et attaque éclair. Que ce soit tout, dans le jeu infini des combinaisons. Et dans ce déplacement de pièces, véritables ready-made du destin, dans ce dessin de trajectoires dans les airs, le joueur d’échecs est le véritable artiste. Marcel Duchamp disait : «Tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, mais tous les joueurs d’échecs sont des artistes».
Des exceptions à la règle existent, et la plus heureuse, également en raison de la proximité biographique, est la première épouse de Marcel Duchamp, Lydie Sarazin-Levassor. Un mariage flibustier car Duchamp, la quarantaine, était sans le sou et Lydie, vingt-quatre ans, était riche. Brève cour suivie du mariage, Picabia comme témoin et Man Ray devant la caméra pour filmer la cérémonie, mais pendant la lune de miel, le marié passe son temps à jouer aux échecs. Un, deux, trois, tous les soirs, et ainsi de suite. De retour à Paris jusqu’à une nuit, alors que son mari dort, Lydie colle toutes les pièces sur l’échiquier et déclare à sa manière échec et mat. Fin de partie car les jeux ne sont plus joués. Six mois après leur mariage, le 28 janvier 1928, Lydie et Marcel divorcent. Il continue à jouer aux échecs, au  sein de l’équipe de France, et elle écrit ses mémoires. Et au moins dans notre imagination, le prix de l’artiste le plus moderne et le plus cruel, celui qui élimine tout mouvement et fait taire le destin, revient à elle, Reine des Reines.

Ettore Molinario

 

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