Il s’agit du dix-neuvième dialogue de la Collection Ettore Molinario.
Rencontre peut-être extrême, à ce titre la vie et l’oeuvre de Pierre Molinier, un auteur que j’aime beaucoup et ce n’est pas un hasard si son Chaman est la divinité tutélaire de ma collection. Aux côtés de cet artiste si moderne dans ses intuitions sur l’identité de genre, figure le portrait de l’Inconnue de la Seine, signé Albert Rudomine. Un jeu de masques, de vie et de mort, et une invitation à aborder le fétichisme avec un sourire de gratitude.
Ettore Molinario
Ils l’avaient couchée sur un lit de marbre noir et l’avaient exposée dans la grande vitrine de la morgue de Paris, quai de l’Archevêché, dans l’espoir que quelqu’un reconnaîtrait cette jeune femme, repêchée sans vie dans les eaux de la Seine. Mais malgré la foule qui s’était massée devant la morgue, la destination de la promenade dominicale à la fin du XIXe siècle, personne n’avait réclamé son corps, personne n’avait donné de nom à son visage encore intact et à ses lèvres inexplicablement souriantes. Un sourire si délicat, comme si la jeune fille, qui s’était suicidée, avait entrevu une lumière au-delà des ténèbres et avait rapporté un message de bonheur aux vivants.
Le premier à s’émouvoir du mystère de cette beauté est l’assistante du médecin légiste qui charge Michel Lorenzi, originaire de Lucques et émigré en France vers 1870, de faire un moulage de son visage. Peu de temps après, le masque mortuaire est exposé parmi les chefs-d’œuvre de la sculpture dans la vitrine de l’atelier, au 19 rue Racine, et là il reste anonyme jusqu’à ce qu’en 1900, Richard Le Gallienne le décrive dans le roman L’Adorateur d’image. En 1902 Rainer Maria Rilke, alors engagé dans la rédaction de la biographie d’Auguste Rodin, passe devant la même adresse, c’est le coup de foudre et cette sirène d’outre-tombe entre dans l’une des oeuvres les plus célèbres du poète allemand, Les Carnets de Malte Laurids Brigge. Le livre enflamme la passion à travers l’Europe.
Dans le charme de l’« Inconnue de la Seine », comme l’a baptisée Vladimir Nabokov, d’autres victimes célèbres défilent sur un rythme de danse macabre, André Breton, Alberto Giacometti, Salvador Dalí, Picasso, Man Ray, Louis-Ferdinand Céline et en 1927 Albert Rudomine qui dépeint la « Joconde des Suicides », selon la définition de Louis Aragon, en utilisant les mêmes lumières avec lesquelles en studio il éclaire les visages des acteurs et plus tard les sculptures de Rodin.
Pourtant aucun de ces personnages, aussi assidus aux autres dimensions de la réalité, aussi oniriques et effrayantes soient-elles, n’accepte de rejoindre véritablement le mystère de l’Inconnu et de son masque. Trop dangereux peut-être, et les mots de Maurice Blanchot sont inutiles quand il imagine que « cette adolescente aux yeux fermés est morte dans un moment de bonheur extrême ». Il faudra donc attendre Pierre Molinier, le chaman Molinier, l’homme-femme, pour que ce plâtre respire à nouveau et se transforme et devienne le visage le plus authentique de l’artiste, dans son double féminin, qui émerge des eaux profondes de l’ego et complète la parfaite androgynie du corps. La légende raconte que l’artiste à dix-huit ans, en 1918, il a photographié sa sœur Julienne, décédée de la grippe espagnole, belle elle aussi et vierge dans la robe blanche de sa première communion. Molinier s’était enfermé dans la salle de réveil et s’était allongé sur ce corps sans vie, avait joui, avait répandu son sperme, et ces gouttes étaient « le meilleur de moi », un cadeau fraternel pour que Julienne entre, elle aussi heureuse et contente, dans le royaume des morts. Après tout, ce fantasme nécrophile n’était qu’un sourire de plus, une dédicace aux amoureux du fétichisme, les seuls, comme Pierre Molinier lui-même qui se suicidera en 1976, capables de transformer la mort en plaisir le plus extrême.
Ettore Molinario