Il s’agit du 30ème dialogue de la Collection Ettore Molinario. Un dialogue qui naît des récentes acquisitions de Paris Photo et réunit la mécanique céleste de la photographie astronomique de Paul-Pierre et Prosper Henry et la mécanique du désir de Man Ray. Deux ciels, deux obscurités, deux « logiques mathématiques » qui racontent, je crois, l’histoire des engrenages les plus secrets de ma collection.
Ettore Molinario
En 1886, pour la première fois dans l’histoire de l’astronomie, Paul-Pierre Henry et son frère Prosper, opticiens, astronomes, pionniers de l’astrophotographie, photographient avec succès les planètes Saturne et Jupiter. Pour la première fois, les anneaux de glace autour de Saturne et les bandes colorées qui ponctuent la surface de Jupiter apparaissent clairement. Mais surtout, dans le petit ciel profond et chaud d’un type woodbury, le père et le fils les plus célèbres du système solaire apparaissent pour la première fois côte à côte. C’est une histoire de terreur, de mort, de défaite inexorable. Le mythe raconte que Saturne dévorait ses enfants de peur que l’un d’eux ne prenne sa place, comme l’oracle l’avait prédit, et c’est ainsi que Goya le peint, avec sa bouche noire grande ouverte ressemblant à un autre univers, illuminé par une comète de sang. Jupiter, cependant, parvient à échapper à la malédiction, car sa mère le remplace par une pierre dès sa naissance, et Saturne l’avale sans se rendre compte de la tromperie. Une fois adulte, Jupiter sera donc libre de tuer son père et de prendre sa place au sommet de l’Olympe. La prophétie s’accomplit, comme elle s’était produite auparavant. Saturne ne se souvenait-il pas qu’il avait lui-même émasculé son père Uranus, ancien dieu du ciel, avec une faucille ? Ne se souvenait-il pas de cette divinité qui régissait l’agriculture, que lui aussi avait détesté son parent et rêvé de sa mort ? Personne ne peut arrêter le temps, pas même un dieu, et ce n’est cruellement pas une coïncidence si Jupiter, le fils, est la plus grande planète du système solaire, et Saturne, le père, la deuxième.
Des milliards de millions d’années après la naissance de notre univers et trente-quatre ans seulement après l’entreprise de Paul-Pierre et Prosper Henry, un autre démiurge, peut-être le plus apollonien et dionysiaque par la beauté et la cruauté de son œuvre, avait mis en branle un mécanisme astral égal, une complexité d’engrenages égale, mais avec l’ingénieuse provocation attendue d’un artiste Dada, il en avait changé le sens. D’un équipement de mort, il était devenu un équipement érotique. En 1920 à New York, sous l’influence de Marcel Duchamp, Man Ray crée l’une des images les plus puissantes de la période Dada américaine, c’est ce mystérieux mécanisme d’engrenages et de mots, dont la Collection Ettore Molinario possède aujourd’hui le négatif. Dans sa physicalité tridimensionnelle, Danger/Dancer, où une simple syllabe modifie l’orbite sémantique de l’œuvre, est une plaque de verre peinte à la bombe, que Man Ray expose à la Société Anonyme de New York et en 1921 à la Librairie Six de Paris.
Peu de temps après, André Breton l’acheta et la conserva dans sa collection jusqu’à sa mort en 1966. Elle est aujourd’hui la propriété du Centre Pompidou.
Dans son Autoportrait, Man Ray raconte qu’il avait assisté à un spectacle de danse espagnole à Broadway et que le tourbillon des jupes amples lui avait suggéré une danse tout aussi séduisante et dangereuse, contemporaine parce qu’elle était faite d’engrenages et primitive dans sa violence, telle que Danger/Danser. Le mécanisme des pulsions est dévorant, quel que soit le désir d’arrêter le flux du temps et des générations ou de posséder un corps. Dans sa mauvaise sagesse, Man Ray avait ajouté une note latérale et écrit « Impossible » au bas du négatif. Comme pour dire que personne ne peut échapper aux bouches et engrenages dévorants, à cette faim de mort et d’amour.
Ettore Molinario
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