Il s’agit du vingt-sixième dialogue de la Collection Ettore Molinario, un dialogue au sein de la photographie française et hors des frontières de la France, là où son empire colonial s’est développé au XIXe siècle. Et la croissance est précisément le thème de cette rencontre entre Adolphe Braun et Émile Gsell. Qu’il s’agisse de fleurs ou d’ongles, nous parlons de la force de la nature. Et étonnamment, d’un cadeau d’amour.
Ettore Molinario
Il a dû les voir remonter le Mékong, et ce n’étaient pas encore ces ongles spectaculaires, mais des lianes qui s’enroulaient autour des troncs, des palétuviers et des ruisseaux de courant qui anticipaient le danger des rapides. En juin 1866, il y a un siècle et demi, Émile Gsell est engagé comme photographe par la Commission d’exploration du Mékong et part à la découverte de ce fleuve mythique dans le sillage d’Ernest Doudart de Lagrée. En Cochinchine, Émile était arrivé à vingt-huit ans comme soldat dans l’armée française et en plus de sa formation militaire avait reçu une formation photographique enviable, à tel point que la photographie était devenue sa vocation. Naviguant du Cambodge au Siam, auquel appartenaient alors les ruines du temple d’Angkor Vat, Gsell avait découvert une nature puissante et une architecture qui la rejoint et lui fait écho. Cette étreinte était une autre façon de pousser. A l’élégance des jardins, des boulevards et des parcs qui parsèment Paris, et donc à la grâce des splendides compositions florales d’Adolphe Braun, s’oppose une force intérieure, sauvage, anarchique, incommensurablement libre de s’exprimer.
En 1850, Adolphe Braun, habile dessinateur et graphiste à la tête d’un atelier qui fournissait des motifs pour tissus et papiers peints, avait commencé à photographier des dahlias, des pivoines, des hortensias, des tulipes, des œillets, des roses, des rhododendrons, puis des épis de maïs, des feuilles et graminées des champs. En 1855, trois cents de ces images, de la plus haute qualité et déjà un «produit» de l’industrie photographique naissante, avaient été rassemblées dans le gigantesque portefeuille Fleurs photographiées et présentées à l’Exposition internationale de Paris sous les acclamations de l’impératrice Eugénie. Fleurissant dans chaque espace domestique, des murs aux meubles en passant par les vêtements, les œuvres de Braun avaient la tâche non négligeable de faire entrer la nature, abattue et domestiquée, dans la vie quotidienne de la ville et de ses habitants. C’est ainsi qu’on a grandi dans un salon bourgeois.
En Orient, Émile Gsell avait plutôt découvert que même le corps pouvait s’épanouir et changer de forme, et la preuve en était ces ongles très longs, masculins et féminins, qui ressemblaient à des pousses et à des tiges préfigurant l’énergie de l’Art Nouveau. L’une des images peut-être les plus célèbres, emblème d’une étrangeté exotique, monnayable en Occident, était la main d’un dignitaire du royaume d’Annam, anciennement Chine et aujourd’hui Vietnam, que Gsell avait photographié entre 1866, à l’ouverture du premier studio photographique à Saigon, et 1879, l’année de sa mort. Le possesseur d’une telle exubérance de kératine a ainsi noblement déclaré son refus de tout contact. Pourtant cette arabesque qui étire les doigts et fait de la main un jardin est aussi un don et donc un lien. Dans un poème de Chao Chai, poétesse de la dynastie Tang, une femme décide d’offrir à son amant ce qu’elle a de plus précieux et alors elle se coupe les ongles protégés depuis des années, les enveloppe de soie et les envoie à l’homme au loin. Mille ans plus tard, dans le roman Le Rêve de la chambre rouge, Ts’ao Hsüeh-ch’in – un mandarin dont la famille supervisait les usines textiles impériales – raconte l’histoire d’une bonne qui, sur son lit de mort, se coupe également les ongles et les offre à son seigneur comme preuve d’affection et de dévotion éternelle. Nous coupons une fleur et laissons une vie, une source extérieure à nous, parler d’amour en notre nom. Ailleurs le don c’est la croissance, c’est le temps qui prend forme, c’est notre corps qui devient nature.
Ettore Molinario
www.collezionemolinario.com