C’est le vingt-cinquième dialogue de la Collection Ettore Molinario, un dialogue ancien, du XVIIe siècle comme les natures mortes qui l’inspirent. David Bailey et Patrick Tosani discutent de la vanité, voire des images et de son mécanisme. Des auteurs très éloignés, pourtant tous deux pourraient s’accorder sur cette étrange ressemblance entre la guillotine et la caméra. Le temps de lâcher la corde et d’appuyer sur un bouton et notre tête, roulant, nous ouvre les yeux sur d’autres réalités.
Ettore Molinario
En 1649, Oliver Cromwell, en bon parlementaire, avait condamné à mort le roi Charles Ier par décapitation, puis avait aboli la monarchie et établi la république, le Commonwealth d’Angleterre. Comme en témoigne le récent sacre de Charles III, l’expérience de Cromwell échoue, au point que son promoteur est à son tour condamné à la potence. Bizarre condamnation en effet, avoir le corps de Cromwell, mort de la malaria en 1658, soumis au rituel de l’exécution posthume le 30 janvier 1661. Décapité, le corps fut jeté dans une fosse commune et la tête montée sur un poteau et affichée devant l’abbaye de Westminster, où en avril de la même année Charles II avait été proclamé roi. Cent cinquante ans plus tard à Londres, le crâne d’Oliver Cromwell, un trophée très précieux, réapparut chez Josiah Wilkinson, un chirurgien, qui avait l’habitude de prendre le petit déjeuner avec la tête de l’ancien révolutionnaire et dans un mélange d’horreur et je me demande si le privilège s’étendait aussi à ses invités les plus intimes. C’était une présence décidément encombrante que le memento mori, voire la vanité politique, à tel point qu’en 1960 le chanoine Horace Wilkinson, descendant de Josiah, donna enfin à la relique un lieu de repos digne et éternel sous le sol de l’antechapel du Sidney Sussex College. , à Cambridge. Dans l’histoire des destins croisés, toujours en 1960, David Bailey, vingt-deux ans, entre dans le studio photographique de John Cole et signe peu après son premier contrat avec British Vogue. Swinging London ne pouvait trouver meilleur interprète. A sa manière, une autre version du Cromwell libertaire.
Naturellement, on ne sait pas à qui appartient le crâne, ni s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, que Catherine Dyer, mannequin et quatrième épouse du photographe, et l’actrice Angie Hill embrassent passionnément. Mais on sait que dans ce curieux ménage à trois entre vivants et morts, la tête séparée du corps, fascinante et horrible à la fois, bouleverse nos catégories de référence car, comme l’explique Frances Larson dans son admirable volume sectionnée, une histoire des têtes perdues et des têtes retrouvées, « le crâne est à la fois une personne et une chose, conditions qui ensemble se confirment et se renient ». Bref, ce crâne, si amoureusement pressé contre la poitrine, déclare qu’il n’y a pas d’antithèse entre nous et les objets, et surtout il nous rappelle, à l’origine de toute nature morte et de tout désespoir humain, qu’en nous il y a un autre crâne.
Patrick Tosani, architecte et artiste, raconte une histoire similaire ; il a fait une tête, qui est à la fois chair vivante et pure fiction, d’un pantalon imbibé de colle, repassé et retourné. Même la « tête » de Tosani est une personne et un objet, c’est un centre de commandement biologique, siège de quatre de nos cinq sens, et simultanément un masque mortuaire. Et comme les orbites vides d’un crâne, ces ouvertures étranges, dans lesquelles nous insérons habituellement une partie de notre corps, relient la vie et la mort, et nous invitent à regarder le monde depuis l’autre monde. Indifférent et énigmatique, le crâne rouge de Tosani se contente d’épeler sa sinistre devise : « Tel que tu es aujourd’hui, ainsi j’étais, et tel que je suis aujourd’hui, ainsi tu seras ». Que Dieu sauve le roi et, démocratiquement, nous tous aussi.
Ettore Molinario
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