Il s’agit du vingt-troisième dialogue de la Collection Ettore Molinario. Un dialogue auquel je tiens beaucoup et c’est pourquoi j’ai décidé de l’écrire à la première personne. Le passage à soi, toujours aussi dense, est un hommage à Agata Wieczorek, une photographe que je collectionne, soutiens et que j’ai l’honneur de présenter à l’occasion de son splendide projet « Growing », récemment exposé à l’association culturelle Procurarte à Lisbonne. Un dialogue constant entre moi et Agata et je suis heureux d’avoir été témoin de la naissance d’un artiste.
J’ai d’abord rencontré l’œuvre, puis l’auteur. Et derrière les grands portraits de ce genre extraordinaire d’acteur-interprète-explorateur que sont les Maskers, je n’imaginais pas trouver une jeune femme comme Agata Wieczorek. Parfois l’imaginaire superpose le corps de la photographie et le corps de celui qui la crée. Pas dans ce cas où l’extrême subversion du thème correspond à un regard innocent qui rappelle Alice au pays des merveilles, regard bleu et cheveux blonds. Après tout, n’est-ce pas la créature de Lewis Carroll qui rencontre le chat du Cheshire lors de son voyage initiatique ? Et n’est-ce pas le chat du Cheshire qui rappelle à la fille perdue que le choix de son chemin dépend de l’endroit où l’on veut aller ? Il n’y a pas d’entrées ou de sorties, juste des possibilités. De précieux conseils, qu’Agata a accueillis et c’est justement l’audace de vagabonder et de porter son regard sur d’autres réalités, voire d’autres identités, qui m’ont poussé vers son travail.
J’ai été son premier collectionneur et je crois que les images extraordinaires de la série Fétiche de l’image et seconde peau, prises à la transition entre l’école de cinéma de Łódź en Pologne, où Agata est née en 1992, et l’entrée du Fresnoy en La France, a trouvé dans mon monde une maison accueillante, nocturne même aux heures solaires, fantasmagorique dans le labyrinthe des références, des coïncidences, des souvenirs. Et ce dialogue en est la preuve. Quand j’ai commencé à me demander quelle photographie associer au visage mystérieux d’Agata, un visage masculin en profondeur et un féminin en surface, j’ai trouvé de nombreuses réponses. Instinctivement j’aurais pu choisir Pierre Molinier, autre masqueur incontournable, ou Yasumasa Morimura, ou Joel Peter Witkin, car d’une certaine manière ce portrait est une exhumation, ou encore Roger Ballen et ses fantômes de cimetière. J’aurais pu choisir Charles Guyette pour consonance fétichiste dans un New York des années 50, ou un Allemand anonyme au travail dix ans plus tard. J’ai plutôt opté pour André Kertész, pas celui connu des Distorsions, mais son travail inédit et clandestin créé pour la maison de lingerie «particulière» de Diana Slip.
Dans ce cas également, derrière le prénom féminin se cache un homme, Léon Vidal, qui dans les années 1930 avait lancé un défi à la reine de la « lingerie moderne », Yva Richard, en ouvrant une maison de couture et une maison d’édition qui promettaient toutes deux d’accéder au domaine du fétichisme. Corsets, bottines vernies si peu naturelles au toucher, fouets, gants, bas et bretelles, le tout photographié par Brassaï, Roger Schall, André Kertész, et raconté dans les pages des Éditions du Couvre-Feu. Le moment idéal est le couvre-feu, hommage au noir et à ses adeptes. Pourtant, dans son atelier, Kertész avait créé un ensemble lumineux pour mettre en valeur la chair très blanche des deux protagonistes et l’éclat excitant de la peau. Il n’y a pas de douleur, comme le veut la culture fétichiste, car il s’agit toujours de jeu et de théâtre, mais une ombre fine se cambre derrière la Dominatrix. Et je crois que cette ombre est la voie ouverte que le chat du Cheshire mentionne, non prévue par aucune carte, pas même mentale. C’est sûrement le même itinéraire que Chrissie Seams, un homme sous le silicone d’une peau féminine, adore parcourir depuis de nombreuses années. Et surtout je crois qu’Agata, la nouvelle Alice au pays des merveilles, trouvera d’autres moyens de pénétrer les ténèbres et sera toujours à nos côtés pendant la chute libre de nos masques.
Ettore Molinario
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