Yinna Higuera est une photographe documentaire et artiste visuelle colombo-équatorienne, psychologue, éducatrice et gestionnaire culturelle spécialisée dans l’exploration de l’identité, de la mémoire et des migrations, avec un accent sur la photographie documentaire des processus de genre, de territoire et de communauté. Son travail, à la fois personnel et collaboratif, aborde la transformation sociale par l’image, rendant les histoires visibles et suscitant une réflexion critique sur l’identité culturelle et l’égalité des genres.
Parmi ses projets les plus remarquables, citons « Escuelas Cerradas », qui documente les traces d’écoles rurales abandonnées et interroge la mémoire, l’accès à l’éducation et son impact sur la communauté. Elle a également développé « Dualidades Migrantes », une série introspective explorant les tensions émotionnelles liées à la migration, et la résidence photographique « Dolores Cacuango », un espace de formation collective qui a permis à 24 photographes et deux communautés de se former à la mémoire et aux processus visuels en Équateur. Sa pratique intègre des techniques expérimentales telles que la broderie photographique, la double exposition, le cyanotype et le collage photographique, positionnant l’image comme un outil de guérison et de reconstruction émotionnelle.
Elle est cofondatrice du collectif SolipsisArt Ecuador et ancienne présidente de l’Association des photographes équatoriens, où elle a dirigé la consolidation du plus grand réseau de photographes du pays et promu le développement professionnel dans ce domaine.
Elle est actuellement capitaine de l’équipe équatorienne pour la Coupe du monde de photographie 2025 et siège au conseil consultatif de POY LATAM (Pictures of the Year Latin America), l’un des concours de photographie documentaire les plus importants de la région.
Photographe primée, son travail a été exposé plus de quarante fois en Amérique latine et à l’international.
Website: https://yinnahiguera.photoshelter.com
Patricia Lanza : Parlez-nous de votre carrière et des axes de votre travail photographique en Équateur.
Yinna Higuera : Ma carrière de photographe en Équateur s’est développée à la croisée des chemins entre image, mémoire et identité. Tout au long de mon parcours, j’ai exploré la photographie comme un moyen de dialogue entre l’individu et le collectif, abordant des thèmes tels que la relation entre les femmes et la terre, l’expérience migratoire et la construction de la mémoire au sein des communautés.
Mon travail allie approches documentaires et expérimentales, me permettant d’explorer de nouvelles formes de narration visuelle qui transcendent la photographie traditionnelle. Dans des projets comme Traces (Huellas), j’ai intégré des procédés d’impression sur des matériaux organiques pour souligner le lien entre les femmes et leur territoire. Dans Dualidades Migrantes, j’utilise des techniques telles que la broderie photographique et la double exposition pour représenter la fragmentation de l’identité migrante.
Au-delà de mon travail de photographe, je m’implique activement dans l’éducation et la gestion culturelle, animant des ateliers et des espaces de formation pour les communautés, en particulier les femmes et les jeunes. Je crois fermement que la photographie est un outil de transformation sociale, et ma démarche vise non seulement à documenter les réalités, mais aussi à générer des processus d’autonomisation et de visibilité pour des histoires souvent négligées.
Ma carrière continue d’évoluer, explorant de nouvelles matérialités, élargissant la portée de mon travail à l’international et renforçant les réseaux de collaboration dans le domaine de la photographie et de l’art contemporain.
Dans le secteur photographique équatorien, quels ont été les défis et les surprises que vous avez rencontrés ?
YH : Explorer le secteur photographique équatorien a été à la fois un défi de taille et une source de découvertes remarquables. L’un des principaux obstacles a été le manque de soutien institutionnel et d’infrastructures pour les projets photographiques à long terme, notamment ceux qui abordent des questions sociales ou des approches expérimentales. De plus, la reconnaissance de la photographie comme forme d’expression artistique et documentaire est encore en développement, ce qui oblige de nombreux photographes indépendants à rechercher des plateformes et des financements alternatifs pour pérenniser leur travail.
Cependant, malgré ces défis, j’ai aussi découvert des opportunités inattendues. La résilience des communautés artistiques locales, l’intérêt croissant pour la photographie comme moyen de narration et la volonté des communautés, notamment des jeunes et des femmes rurales, de partager leurs expériences ont été puissants et inspirants. L’industrie photographique équatorienne est en pleine transformation, avec l’émergence de nouvelles voix et un élan plus marqué vers la collaboration régionale et le dialogue interdisciplinaire. Ces avancées réaffirment l’importance de continuer à documenter et à créer, en utilisant la photographie non seulement comme expression artistique, mais aussi comme outil de mémoire, d’identité et de changement social.
Votre dernière série, Traces, est une série de portraits de femmes et de la terre.
Comment avez-vous procédé, notamment en évoquant la signification et le symbolisme de cette série, et décrivez-nous la technique d’impression sur des surfaces inhabituelles ?
YH : Traces est une série de portraits qui explore le lien profond entre les femmes et la terre, mettant en valeur l’empreinte indélébile qu’elles laissent les unes sur les autres. Ce projet ne se limite pas à documenter leurs histoires, mais vise également à créer des espaces d’échange et de collaboration, où l’art et la photographie deviennent des outils d’autonomisation communautaire. À travers des ateliers, des récits visuels et des stratégies de gestion culturelle, nous fournissons des outils qui renforcent leur identité, leur mémoire et leurs initiatives entrepreneuriales.
Le processus créatif commence par un dialogue ouvert : lors de notre travail avec les communautés rurales, les femmes partagent leurs connaissances sur les plantes médicinales et les cultures traditionnelles – une sagesse transmise de génération en génération. Dans cet acte de confiance et de réciprocité, elles m’offrent des feuilles de leurs jardins, symboles vivants de leur lien quotidien avec la terre, et en retour, je réalise leurs portraits.
La production technique de la série repose sur l’impression photosensible végétale. J’utilise la technique du chlorotype, où la lumière du soleil révèle les images directement sur les feuilles, exploitant la capacité des matériaux organiques à absorber et à transformer la lumière en souvenirs visuels. Cette méthode rend hommage aux cycles naturels de croissance et de renouvellement, fidèle aux traditions andines, et symbolise la fusion de la mémoire, du corps et du paysage. Ainsi, la photographie devient un témoignage vivant, un pont entre l’art et la communauté, renforçant l’importance de la transmission des savoirs et du travail collectif.
Votre pratique photographique fait appel à de nombreuses techniques. Pourriez-vous les décrire, ainsi que votre travail ?
YH : Ma pratique photographique se définit par l’intégration de diverses techniques qui explorent la matérialité de l’image. Outre le tirage au chlorotype, j’ai expérimenté des procédés hybrides combinant méthodes traditionnelles et contemporaines, toujours dans le but de garantir que chaque image transmette l’essence de l’histoire qu’elle raconte. Ces techniques incluent la manipulation directe de matières organiques et l’utilisation de ressources en dialogue avec la nature, faisant de chaque portrait un document visuel et un objet artistique. Cette approche expérimentale me permet de transformer chaque rencontre en une expérience sensorielle et émotionnelle, où l’image devient un pont entre technique photographique et récit culturel.
Au-delà du chlorotype, mon travail intègre des procédés tels que la double exposition, la broderie photographique, le cyanotype et le collage photographique, explorant comment la matérialité peut renforcer le récit de chaque projet. Ces techniques permettent à la photographie de s’interroger sur elle-même, tant sur le plan conceptuel que sensoriel, en intégrant textures, interventions manuelles et éléments symboliques qui amplifient son sens.
Au-delà de l’expérimentation technique, ma pratique est aussi profondément ancrée dans le travail collaboratif. À travers des ateliers et des formations au sein des communautés, je partage des outils visuels avec des femmes, des jeunes et d’autres créateurs, promouvant la photographie comme moyen d’expression, de documentation et de mémoire collective. Pour moi, l’image est un langage en soi, capable de relier les territoires, les époques et les expériences, et mon travail cherche à élargir ses possibilités tant esthétiques que sociales.
Que souhaitez-vous faire avec Traces et sur quoi travaillez-vous actuellement ?
YH : Avec Traces, mon objectif n’est pas seulement de documenter la résilience et la sagesse des femmes rurales, mais aussi de reconquérir leur rôle de gardiennes de la mémoire écologique et culturelle. Je souhaite que cette série crée un espace de réflexion sur l’interconnexion entre identité, territoire et tradition, en donnant de la visibilité à des histoires souvent passées sous silence dans un monde en constante évolution.
Au-delà de son exposition, je souhaite que Traces continue d’évoluer grâce à un engagement direct auprès des communautés. Cela passe notamment par l’organisation d’ateliers où les femmes peuvent utiliser la photographie comme outil de narration, ainsi que par la mise en œuvre de processus pédagogiques où l’image devient un pont entre l’art, l’identité et la mémoire collective.
Parallèlement, je continue de développer Dualidades Migrantes, un projet qui explore l’expérience migratoire d’un point de vue introspectif, en utilisant des techniques hybrides telles que la double exposition, la broderie photographique et le cyanotype pour représenter la fragmentation et la reconstruction de l’identité. Ce travail cherche à susciter un dialogue sur l’appartenance et les multiples strates de la mémoire au sein de l’expérience migratoire.
Je suis aussi engagée dans l’éducation et la gestion culturelle pour renforcer les liens entre photographes et artistes visuels dans la région. Mon but est de continuer a élargir la portée de mon travail, en explorant de nouvelles matières en photographie, et promouvoir des espaces dans lesquels l’image peut être utilisée pour des transformations sociales et développer la mémoire.