LE BAL, à Paris, présente Braguino ou la communauté impossible, projet de Clément Cogitore, premier lauréat du Prix LE BAL de la Jeune Création avec l’ADAGP.
Clément Cogitore s’est rendu à deux reprises (en 2012 et 2016) à Braguino, « chez Braguine » en Russe, du nom de la famille vivant dans quelques cabanes de bois perdues au fond de la Taïga sibérienne, à 700 km du premier village habité. Par ce geste, il souhaitait percer le mystère de la volonté d’un homme, Sacha, issu d’une communauté de « Vieux Croyants », qui décida d’installer là sa famille il y a plus de trente ans, avec l’espoir de vivre en paix, dans l’autarcie la plus complète, et de construire un modèle de vie autosuffisant. Très rapidement pourtant, ce paradis devient la scène d’un conflit ouvert entre deux familles ne parvenant pas à cohabiter. Cette communauté impossible compose l’axe central du travail filmique, photographique et sonore de Clément Cogitore.
Léa Bismuth : Nous sommes ici face à un double objet : un film et une installation. Comment se passe le trajet de l’un à l’autre de ces espaces ?
Clément Cogitore : Au tout départ, je ne voyais pas encore de film. Je voulais rendre compte de ce qui m’avait sidéré en 2012. Raconter un état de civilisation en communion avec la nature avec lequel j’arrivais à me connecter profondément, et un questionnement sur l’utopie au cœur de la naissance de toute communauté. Le nœud central du projet est apparu lorsque j’ai réalisé que, sur ce territoire qui semble à première vue un paradis, se déchiraient deux familles ennemies. Le projet a donc basculé vers l’échec de l’utopie et la communauté impossible. Dans sa manière de vivre en osmose avec la forêt, de préserver à tout prix les ressources, de mettre en pratique les principes d’une éducation autonome, Sacha Braguine avait réussi à construire une utopie. Ça a fonctionné au début, mais, rapidement, l’impossibilité de partager cet idéal s’est fait jour, en réalité l’impossibilité d’intégrer l’Autre. Le fait déclencheur a été l’installation de la sœur de la femme de Sacha au même endroit, avec sa propre famille. Un puissant conflit a fermenté : comme pour Caïn et Abel, ou une querelle de voisins d’une banalité tragique, mais ici porteuse de deux récits et idéologies irréconciliables. À travers ce conflit, j’ai aussi voulu raconter la paranoïa de l’esprit humain nourrie par l’isolement : comment l’Autre devient l’ennemi et le support de toutes les projections du Mal. Mais, filmer le conflit seulement d’un côté est par essence très limité en termes de dramaturgie. J’ai donc considéré une autre manière de le raconter avec une narration plus fragmentée dans l’exposition. À mes yeux, le film, lui, se structure autour d’un personnage pris dans un tissu problématique qu’il va devoir traverser, par étapes, pour en sortir transformé. C’est ce canevas minimal propre à une dramaturgie très archaïque qui m’intéresse.
Léa Bismuth : Peut-on parler d’une fable terrible ?
Clément Cogitore : préférerais parler d’un conte, un conte cruel, dans la mesure où dans le conte, il n’y a pas de leçon ou de morale à tirer. Le conte raconte comment les êtres humains s’accommodent des monstres et du danger… Dans mon travail, je me rattache constamment à des récits très anciens, et je parlerais ici encore plus précisément de parabole : mes quelques personnages deviennent un condensé de l’humanité ; et la forêt autour devient le monde tout entier auquel ils se confrontent, symptomatique de la marche inéluctable de notre temps. La menace est universelle. Braguino c’est l’étude d’un microcosme révélateur d’un instant de bascule de notre civilisation
Léa Bismuth est commissaire d’expositions photographiques. Elle vit et travaille à Paris. Cette interview est tirée de l’entretien de Léa Bismuth avec Clément Cogitore publié dans l’ouvrage Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible co-édité par Filigranes Éditions et LE BAL à l’occasion de l’exposition.
Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible
Du 15 septembre au 23 décembre 2017
Le Bal
6 Impasse de la Défense
75018 Paris
France
Livre publié par Filigranes Éditions, co-édité avec Le Bal.
Graphisme de José Albergaria et Rick Bas Backer
35€