Ne demande pas ton chemin, tu risquerais de ne pas t’égarer.
Rabbi Nahman De Bratslav
Le Bergen Kjott présente une tension entre deux espaces d’expressions des travaux que je mène au Soudan depuis vingt ans.
Une invitation a explorer un territoire, le Soudan, à la façon dont un étranger ( moi meme ) y erre à tâtons, sans repères . Une invitation à comprendre par soi-meme et ainsi peut être se défaire ou déjouer les pièges sémantiques auxquels les flots d’images nous habituent.
A l’espace des murs répond celui de l’imprimé.
L’espace architectural présente une série de 171 tirages numériques de travail, non encadrés, cloués et collés à meme de grands murs peints érigés dans un espace brut sur deux étages.
Au rez de chaussée, une bande sonore accueille le public au passage du seuil du lieu. Un groupe d’enfants répond en choeur à une voix jeune et feminine. Simultanément, face au visiteur, un montage panoramique de trois tirages représentent une vue en plongée sur un espace très dense urbain et ses alentours dont les habitations à peine identifiables sont recouvertes d’une meme tache blanche. A droite l’image d’un tableau noir sur lequel sont écrites des additions en chiffres et alphabet arabes. Dans ce sas de préambule comme tout au long du parcours, aucune légende ni indication de lecture ne vient guider l’explorateur, incitant en première lecture à la libre interprétation. Des QR codes, qui mènent à des descriptions écrites, des legendes et des compléments, permettent au public à tout moment de re-contextualiser les images à posteriori d’une reception intuitive.
La seconde salle confronte sur trois murs blancs deux types d’images différentes: sur deux murs : des visages cadrés sérrés de jeunes hommes sur fond bleu brouillard uni, des vues de passages ( une bâche sur des rochers, un sentier montagnard ) et un buste à peau noire au cou duquel pend un petit étui en cuir ouvragé.
Leurs regards droits et directs font face, sur le troisième mur, à une immense file file d’attente également reproduite grandeur nature ( à l’échelle 1 ) de femmes et de très jeunes garcons. Les couleurs vives des tenues amples de femmes à la peu noire et l’ambiance légère contrastent avec la retenue chromatique des portraits sombre d’hommes qui semblent toiser la scène.
Au centre de l’espace, sur une très basse table, sont disposés pêle mêle des planches d’impressions et des macules du Volume 5 de la collection SudanPhotoGraphs, publiés pour cette exposition.
Ce volume 5 déploie une errance géographique au Darfour entre espaces humanitaires, propices au développement et étendues désertes voire désertées don’t l’usage se tend entre droit coutumier et opportunisme contemporain. La constante perspective en miroir du développement par la crise, développée dans ce volume se trame sur fond colonial. Des extraits de correspondances d’officiers reproduites par L’historien A.D Theobald y retracent la conivence franco-britanique pour éliminer en 1916 Ali Dinar, dernier sultan du Darfour indépendant et dernier rampart au partage de l’Afrique de l’entente cordiale.
L’imprimé, constitué ici des 5 volumes de SudanPhotoGraphs présente un catalogue de choses que l’on peut aisément trouver au Soudan pour peu d’y prêter attention. Des vues banales, proches de la vision de l’œil humain, classées par types, parfois géographiquement représentent des scènes ordinaires. Les images, les textes et leurs combinaisons, qui composent ces document constituent peut-être eux-mêmes des documents. Une description reste cependant une fable, et le Soudan est une terre trop grande, pour se voir réduite à quelques pages et images.
De nombreux auteurs contribuent dans les 5 Volumes à l’esprit de cette collection : “aLandTypologyEssay”. Le champs descriptif s’enrichit d’apports lyriques et scientifiques, de représentations libre du territoire.
L’ambition de ce nouveau brouillon, de cette nouvelle proposition, poursuit l’usage assumé de cette subjectivité comme outil de description. Une pensée intime ne vaut-elle histoire dès lors qu’elle se grave et partage ?
D’autant qu’il s’agit ici de solliciter l’intuition et les sens du lecteur plus que ses connaissances.
A l’étage, une déambulation géographique sur 6 grands murs bleus retrace certains itinéraires: Les monts Nouba en résistance, pasteurs sédentaires versus éleveurs nomades au Kordofan sud et Nord, Nubie ou se mêlent archéologie méroitique et écologie contemporaine à fleur de limon. Le Nil, fertilisant d’un paysage apparament immobile. La ville, Tentaculaire Khartoum ( la trompe d’Elephant en langue arabe ) qui concentre toutes les richesses et dont l’architecture signe les stigmates de l’histoire: Victorienne, otomane, moderne puis saoudienne s’il en est.
La description est un fil, qui permet par déambulation lyrique de comparer, comprendre, s’imiscer dans l’espace, au delà du cadre.
Un espace dédié au Darfour – territoire grand comme la France – propose une relation entre espace humanitaire, unique et paradoxal socle de développement et steppe semi désertique, dont la violence réside plus en l’immobilité silencieuse que dans les cris d’enfants des camps.
Une grande table accueille les 5 volumes de la collection SudanPhotoGraphs, ouverts et prêts à employ.
Le public peut à loisir s’en saisir de guide pour arpenter l’espace, constituer de nouveaux volumes, interpétations personnelles et parcourrir le territoire sous de multiples angles.
Enfin, sept films sont projettés sur deux écrans dans une quatrième sale : Un homme tente en vain de démonter-remonter une Winchester M14 d’assaut à repetition Américaine. Des femmes trient le grain de l’ivraie, recueillent et ransportent l’eau du fond d’un cours d’eau asséché. L’aube sur le puissant Nil.
Notes à propos de la collection SudanPhotoGraphs:
Tout observateur, le passant, influence le milieu de passage. Je suis un «khawaja», un étranger, visible. Parfois des enfants s’enfuient à mon approche. Je passe. Immergé dans le territoire, sans intention de m’y dissoudre. La langue et ma lenteur m’y confondent parfois, sans illusions. J’y évolue comme un animal de compagnie, inhabituel mais proche, presque domestique. Un renard apprivoisé, un chameau androgyne dans un troupeau de dromadaires. Les images et mots issus restent teintées de ma différence.
La mémoire me semble se forger de multiples distorsions de souvenirs exacts. L’accumulation de visions furtives d’un territoire façonne son identité, leur agglomération dessine ses contours. L’œil lui même accumule des vues, la mémoire les amalgame. La photographie ne recèle pas un caractère objectif, mais une somme et combinaison de choix subjectifs, aussi propres à révéler l’auteur que le sujet du cliché. Choix du lieu de prise de vue, du moment (lumière) et du cadre, choix techniques, de l’optique, de la vitesse d’obturation, profondeur de champ, exposition, chimie, tous tendus vers leur conséquences tant éthiques qu’esthétiques.
J’oriente ces détails importants vers une restitution de la perception lente de l’œil humain. J’aime qu’une image ne se donne pas au premier regard, qu’elle ne se laisse pas dévorer toute crue. J’aime qu’elle se révèle voile après voile, à mesure que l’esprit du lecteur s’y perd pour l’investir.
Cette collecte ne répond a aucune commande. La pelote s’est déroulée d’elle même, sans contrainte majeure. Le lecteur explorera à la mesure des indices semés au devant de sa lecture. Le montage de l’ensemble réside en l’articulation de planches indépendantes. Chaque planche de chaque volume trouve librement sa place selon l’intention du lecteur. La collection sollicite ce dernier vers une dialectique in situ, en filigrane. Ces planches sont aléatoirement signalées, sans numérotation linéaire, l’ensemble ne comporte pas d’ordre. Libre au lecteur d’en changer. Son propos répondra ainsi à celui des auteurs. Une invitation à suivre un jeu de piste, à fouler le territoire, à l’explorer lui même sur les empreintes des auteurs.
Chaque volume complète les autres ou leur répond, a la façon du puzzle. Des planches par typologies, des essais libres. Le propos varie avec l’ordre aléatoire des planches. Un langage de signes, un cheminement, un jeu de piste, parcours peu fléché. Un jeu de correspondances. Le jeu fonctionne ainsi. Les lecteurs choisissent de suivre le guide ou au contraire, de s’égarer.
Ne demande pas ton chemin...
Claude Iverné, photographe, et co-comissaire de l’exposition
Claude Iverné – About Description
mai-juin 2019
Bergen Kjott
Skutevikstorget 1
5032 Bergen
Norway