L’Office national suisse du tourisme commémore son centième anniversaire par la photographie. Mais plutôt que de passer commande ou laisser carte blanche à des photographes suisses, l’organisation a fait appel à des professionnels étrangers. En laissant la Fondation suisse pour la photographie de Winterthour et le Musée de l’Elysée de Lausanne choisir cinq artistes reconnus, qui connaissaient ou non le pays. Les deux institutions ont également géré le projet et organisé une exposition qui, après Winterthour, vient d’ouvrir à Lausanne.
Le choix du médium était évident : la photographie a fixé depuis un siècle et demi l’image, plus encore l’imaginaire de l’identité suisse. L’Office national du tourisme a toujours capitalisé sur la photo pour promovoir les splendeurs du paysage alpestre, les traditions ou le patrimoine de la Suisse. Il a permis à des professionnels comme Albert Steiner (1877-1965) ou Herbert Matter (1907-1984) d’amener qualité technique et modernité créative dans cette construction identitaire.
Recourir à des regards étrangers était une tentative de sortir de cette vision intérieure et de renouveler une imagerie qui se perpétue elle-même à l’infini. Comme si l’expression de Walter Benjamin, la « reproduction mécanique », s’appliquait aussi à la répétition du même qui caractérise le couple tourisme/photographie. Toujours le Cervin, toujours le Pilate, toujours le Château de Chillon, toujours le Pont de la Chapelle à Lucerne.
A découvrir l’exposition du Musée de l’Elysée, on ne peut pas dire que ce regard national ait été renouvelé en profondeur. L’entreprise était d’ailleurs impossible, tant la Suisse a été photographiée sous tous les angles et par tous les talents, du plus conventionnel au plus audacieux.
Mais les cinq photographes choisis ont su faire bouger le cadre du cliché helvète, l’interroger, le subvertir, le rajeunir. L’Américain Shane Lavalette s’est inspiré de l’enquête visuelle de Theo Frey (1908-1997). Le photojournaliste zurichois avait documenté le quotidien de douze villages du pays pour l’Exposition Nationale Suisse de 1939. Shane Lavalette est retourné dans les mêmes lieux pour mesurer les invariants visuels (tel villageois fumant une pipe) ou constater les évolutions radicales. Une belle manière d’éprouver le passage du temps, en particulier celui qui transforme le regard sur les photographies d’une époque donnée.
L’Anglo-mexicaine Alinka Echeverria s’est intéressée aux adolescents suisses, s’immergeant dans la multiculturalité du pays, son plurilinguisme, sa relation au récit national, ses doutes et espoirs. Grâce à eux, elle s’est affranchie des limites représentatives de l’exercice identitaire, ajoutant une bonne dose de poésie à son propos. Comme ses portraits d’une jeune fille prénommée Neige qui se baigne dans une rivière, l’été venu.
L’Allemande Eva Leitolf a saisi la ligne des frontières de la Suisse, abordant le pays par sa périphérie. Le spectateur ne sait pas de quel côté de la frontière était la photographe et donc si ce qu’il découvre est la Suisse ou l’étranger. D’où l’interrogation supplémentaire sur les limites de cette île au milieu de l’Europe, qui y sort ou y entre, ou le destin futur de ces mêmes frontières. Le Chinois Zhang Xiao n’était lui jamais venu en Suisse. Il a suivi le cours du Rhin, redoublant un travail naguère effectué sur le littoral chinois, mais observant souvent avec malice un pays radicalement différent du sien.
Enfin, le Britannique Simon Roberts a mis en abyme les lieux les plus touristiques de la Suisse, photographiant les voyageurs en plein selfies ou cadrages des paysages sublimes depuis des plateformes panoramiques, toutes conçues pour cette pratique invariable. C’est l’occasion pour le photographe de rappeler que c’est un Britannique, James Cook, qui a eu l’idée du premier voyage organisé de l’histoire du tourisme. Et que ce voyage (été 1863) avait la Suisse comme destination.
Simon Roberts note aussi que ces plateformes panoramiques nourrissent un cercle représentatif qui tourne sans fin sur lui-même, participant à une sacralisation des sites à force d’images répétitives. En d’autres termes, la représentation vient toujours avant la présentation, l’image mentale préenregistrée avant l’enregistrement. Au point que la présentation ou l’enregistrement n’existent plus. En somme, dans le tourisme, tout a déjà dit. Mais le redire, comme le fait Simon Roberts, est un rappel précieux !
Luc Debraine
Luc Debraine est journaliste culture et société. Il vit et travaille à Lausanne, en Suisse.
Etrangement familier, Regards sur la Suisse
Du 25 octobre 2017 au 7 janvier 2018
Musée de l’Elysée
18 avenue de l’Elysée
1014 Lausanne
Suisse
Catalogue publié par Fotostiftung Schweiz/Musée de l’Elysée/Lars Müller Publishers