Mon appartement est aussi plein de livres que de gens de passage. Il n’en est pas un qui n’ait ouvert par hasard War Porn, de Christoph Bangert sans le refermer aussitôt en commentant son gest d’un « Brr » aussi glacé que s’il sortait d’un lac gelé. C’est parce que War Porn n’est pas un livre de photos à feuilleter distraitement — son format et sa couverture en carton brut excluent de toute façon la tentation d’en faire un “livre de table basse”. C’est un recueil d’images horrifiques, un album de guerre dans sa version moderne et non-censurée.
Dans son livre sur les photographes de la guerre d’Irak, Michael Kamber avait compilé les images traumatisantes de plusieurs confrères, qui avaient comme lui couvert ce conflit charnière qui a redéfini la réalité du photojournalisme en même temps que la guerre. Christoph Bangert y avait publié sa photo d’un homme si brûlé que sa peau prend des teintes fluorescentes. Il souffre et ses yeux transpirent de douleur, de haine et de dignité. Ce n’est pas le regard du spectateur qu’il cherche à ce moment-là, mais celui de Christoph Bangert caché derrière son appareil. Il lui rappelle la responsabilité du photographe de montrer le vrai visage de la guerre.
Avec ce livre honnête, Christoph Bangert pose les questions qu’il a envoyées sur des cartes postales tous les mois avant sa sortie : « What do we allow ourselves to remember ? », « Why do I self-censor? », « Why do you self-censor? », « Why am I sending you so many postcards? ». La dernière carte, envoyée apres la publication de War Porn, portait l’inscription « Horse ». Ce cheval, c’est celui dont son grand-père nazi lui a tant parlé quand il prétendait raconter son expérience de la guerre. Est-ce notre inconscient ou notre conscience qui supprime les souvenirs d’horreur ? Christoph Bangert admet qu’il ne se souvient pas avoir pris la plupart des photographies qu’il compile ici. Il a aussi volontairement refusé d’envoyer certaines d’entre elles aux éditeurs pour lesquels il était en commande. Il ne dicte donc pas un code d’éthique, ne pointe pas les responsables de cet état de fait — qui sont-ils, de toute façon ? les photographes ? les éditeurs ? les lecteurs ? la société ? —, et propose à chacun de se poser la question pour lui-même, en tant que citoyen. Il met à nu sa colère, sa faiblesse, et c’est ce mélange d’histoire personnelle et universelle qui nous arrête et force l’émotion si souvent absente de notre observation passive de l’actualité, aussi gore soit-elle.
« Emotions can be triggered by deliberately breaking the flow of a story, not telling/showing conclusions when people expect it, dare to shock, date to be sentimental at times, dare to be human… », l’a encouragé le designer Teun Van der Heijden. Et de fait, nombres de pages sont toujours closes, scellées du côté de la tranche extérieure. Libre à chacun de décider ce qu’il veut voir, aujourd’hui, aussi douloureux soit-il. Comme pour illustrer la façon dont la photographie (ré)écrit l’histoire, Christoph Bangert a choisi en épilogue de constituer l’album de guerre de son grand-père, épuré jusqu’au négationnisme. C’est un déroutant miroir du testament que lui-même livre ici à la postérité.
LIVRE
War Porn
Photographies de Christoph Bangert
Conçu par Theun van der Heijten, Chiho Bangert et Klaus Kehrer
12 x 16 cm
192 pages
ISBN 978-3-86828-497-3
http://www.kehrerverlag.com
http://warporn.christophbangert.com
http://christophbangert.com/