Chris Marker, passager du temps
Chris Marker n’est pas vraiment photographe. Ses images sont comme une pellicule de cinéma tranchée à la cisaille. Elles se racontent la même histoire que leur créateur souffle à voix basse. Une histoire de temps qui n’a rien à voir avec celui que fige le clic d’un obturateur. C’est par la littérature que Marker est devenu documentariste, photographe, cinéaste, un bricoleur de la culture visuelle.
Lorsqu’à la fin des années quarante, Chris Marker troque son esprit de résistant pour celui d’écrivain engagé, il n’a qu’une licence de philosophie en poche. Ses pensées existentialistes ne le quitteront jamais et il débute en publiant essais culturels, poèmes, nouvelles et critiques de cinéma dans le journal Esprit. Mais l’homme regarde avec envie les cinéastes de la Nouvelle Vague qu’il cotoie révolutionner leur domaine.
En tournant en 1952 un documentaire sur les Jeux Olympiques d’Helsinki, il réinvente le concept en y introduisant la subjectivité. Le texte a alors plus d’importance, sinon plus, que l’image. Et c’est avec Lettres de Sibérie (1958) que Marker commence réellement à faire dire ce qu’il veut aux images en collant trois commentaires contradictoires sur une même séquence répétée. Déjà, le soulèvement, teinté d’humour incisif, est en marche.
Le roman photo
Survient alors le coup d’Etat. Quand il réalise La Jetée en 1962, Chris Marker est bien devenu un cinéaste de la parole. Dans cette sorte de diaporama moderne en images fixes et textes, Paris est une ville apocalyptique qui abrite dans ses souterrains quelques survivants et d’obscurs savants qui tente encore de sauver l’humanité. Le roman photo, qui inspirera l’américain Terry Gilliam pour 12 Monkeys (1995), raconte leurs expériences scientifiques pour effectuer des voyages temporels dans ce monde perturbé.
Marker utilise son talent littéraire et sa voix dramatique d’humanité. Les mots s’embrassent et marient ses photographies. Le commentaire donne aux images leur sens, leur unité et leur éternité. Il utilise la science fiction comme méditation sur son temps, mettant en tension le réel et l’imaginaire, utilisant le présent de l’énonciation pour faire l’apologie de ces pulsions dissidentes. Son œuvre interroge sur les tragédies humaines, passées, présentes, futures. Elle dénonce la barbarie nazie, l’inhumanité de la bombe A, le despotisme de l’URSS. C’est un opéra pour les opprimés, les torturés ou les exterminés.
Tout au long de sa carrière, Chris Marker réutilisera ce procédé à maintes reprises, notamment avec Si j’avais quatre dromadaires ou Le fond de l’air est rouge. Il aime jouer avec la mémoire. « La durée est vécue, mais le Temps est pensé », écrit en 1997 Barthélémy Amengual dans une chronique sur l’artiste. L’auteur est l’un des rares à avoir su percer l’énigme Chris Marker, celle qui l’a fait un peu délaisser les images mobiles. « Le défi de La jetée, c’était de mettre le cinéma en contradiction avec ses moyens, de le contraindre à passer esthétiquement ses limites, à ruser avec ses codes, de le forcer à se nier dans son essence, et puis de les revendiquer tout soudain dans cet instant magique qui a fait la gloire du film : une photo bouge ! Où le cinéma, traditionnellement, affirme «cela est et devient», ou la photo dit «cela a été» ou bien «cela est encore, mais figé dans un creux du Temps», le film de Marker, avec son récitant off et la provocante immobilité de ses images, dit «cela est, sera et a été» tout à la fois. »
Le dépaysement intemporel
« Je vous écris d’un pays lointain. » psalmodie la voix en ouverture du sujet vidéo sur la Sibérie. Chris Marker est un artiste globe-trotter. Ces célèbres vers empruntés à Henri Michaux lui resteront en mémoire. Solitaire, attentif à l’évolution des idées, des hommes et du monde, l’artiste a roulé sa bosse un peu partout – Corée, Cuba, Chine, Israël-, toujours là où il faut. Son pseudonyme n’est autre qu’une façon de se faire comprendre par tous. « On peut prononcer mon nom dans toutes les langues, rien de plus à chercher », dira-t-il.
De tous les pays où il a posé le pied, le Japon a une place particulière. Marker lui consacre une première œuvre en 1965 avec Mystère Koumiko, qu’il tourne à nouveau pendant l’Olympiade. Le Japon est sorti blessé de la guerre et ses jeunes générations profitent de l’événement pour montrer au reste de la planète leur modernité. Chris Marker s’égare délibérément et déambule vers l’inconnu, au travers d’un personnage féminin, comme souvent dans ses films.
Pareil dans Sans Soleil (1983), version longue et davantage reconnue de ce voyage spatio-temporel vers l’imaginaire. Son Japon est en changement, entre traditions ancrées et avancée technologique. « Tokyo est une ville de trains, cousue de fils électriques, elle montre ses veines. » Il y trouve des visages de dormeurs, puis en sortant à l’air libre, des panneaux lumineux, des signes, une chouette, et bien évidemment des chats, un peu partout, dans les jardins, sur les murs, dans les parcs. Un autoportrait, comme les autres, fait d’interrogations personnelles, de réflexions philosophiques et de sympathie pour la révolution culturelle.
Caché
Tel ses survivants de La Jetée, Chris Marker le rouge est un révolutionnaire qui ne se montre pas. Peu d’interviews et peu de photographies de sa personne. Une éventuelle image de chat lorsque l’on est insistant. Dans Memories of the Future (2005), Catherine Lupton, décrit son appartement parisien comme sombre, laissant à peine passer la lumière du jour. L’homme reste fixé sur des écrans de télévisions, quand ce ne sont pas eux qui surveillent ses allées et venues. Il est facile d’imaginer ce savant fou qu’il a photographié, lunettes rondes et télescopiques, en train d’ausculter les images qui serviront à dépeindre les histoires de ce monde.
Et lorsque « le plus célèbre des cinéastes inconnus » reprend du service, c’est pour se faufiler à nouveau dans des souterrains, ceux en l’occurrence du métro parisien. Passengers, son dernier travail en date, tente encore de bousculer les habitudes. Effets numériques en tout genre, uniformité des images, symbolique, absence, cette fois, de belles paroles au puzzle. Chris Marker, 90 ans, ne cherche pas seulement l’avenir de la photographie ou du documentaire. Avec lui, les images, quelque soit leur qualité, se muent en « souvenirs du futur ». Il écoute le passé, prend le temps de voir et d’entendre le présent, c’est un homme qui réfléchit.
Jonas Cuénin
Chris Marker, fait l’objet d’un grande rétrospective cette année à Arles.
Du 4 juillet au 18 septembre 2011 au Palais de l’Archevêché
8 Boulevard Lices
13200 Arles
04 90 43 35 10