Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault
C’est très souvent lors de conférences, de cours, de colloques (tiens, cela n’est plus vraiment à la mode) ou dans des conversations que cette double question m’a été présentée : « qu’est-ce qu’une photographie et pourquoi ma photographie est maintenant considérée comme un art ? ». Je ne pense pas avoir toutes les réponses à cette double question, pourtant très simple, pour faire quelques affirmations philosophiquement définitives. Par contre, ce qui me semble évident, c’est que l’emploi du mot « photographie » n’a pas, mais absolument pas, la même signification pour la très grande majorité de ceux qui l’utilisent. Sans vouloir jouer au docte pédant, je souhaite souligner quelques évidences concernant cette fameuse question. Les grands débats philosophiques, toujours inachevés, ne seront donc pas mon propos. Je vous propose le partage de quelques bases de la réalité, du vécu et du ressenti d’un photographe qui maîtrise les techniques aboutissant à cette image, appelée une photographie. J’imagine que quelques-uns qui maîtrisent totalement l’ensemble de tous nos outils photographiques s’insurgent peut-être à la lecture de cette chronique.
Pour la première partie de la question : « Une photographie », par pitié, revenons tous les pieds sur terre et arrêtons de nous gargariser, puis de nous glorifier, d’avoir commis un chef-d’œuvre à chaque fois qu’une image apparaît sur l’écran d’un smartphone. Dans le meilleur des cas, une photographie est la résultante de la mise en œuvre d’une technique particulière liée à l’usage de la lumière dans ses différentes déclinaisons. Nous utilisons le terme « une photographie » comme nous nommons « une peinture » pour une image réalisée à partir de techniques additives. Mieux que cela, les représentations imagées se trouveront souvent dénommées par la typicité de la technique employée. C’est ainsi que nous dirons un bromure, un cyanotype, un fine-art, un baryté, etc. tout comme nous parlerons d’une aquarelle, d’une toile, d’une sanguine, d’une encre de Chine, une lithographie, etc. pour les dérivées de la peinture. Donc, l’image en elle-même n’est strictement rien, certainement pas une œuvre d’Art, du fait des techniques et des technologies de réalisation qui ont été utilisées. Pour mémoire, toutes les peintures, qu’elles soient des fusains, des aréographies, ou des calligraphies, ne sont pas des représentations devenues des œuvres d’Art. Compte tenu de l’antériorité importante de cette forme d’expression, cela a fini par se savoir.
Si la constatation que les milliards d’images issues de techniques photographiques ne sont pas des œuvres d’Art est reconnue par la plupart des photographes, nous nous devons d’admettre que quelques-unes de ces images sont entrées au Panthéon de la mémoire collective de notre humanité. Avant même d’ergoter sur les conditions de réalisation de ces œuvres, rappelons-nous de la règle préalable et absolue pour rejoindre le cénacle, à savoir : la pérennité et la qualité. La pérennité parce que la classification artistique, comme je l’ai déjà évoqué à maintes reprises, n’intervient qu’après un transfert générationnel (environ trois générations après le décès de l’auteur) des sujets et des pensées qu’ils contiennent. Pour la qualité, il est évident que son absence ne peut pas garantir une durée minimum dans le temps pour la pérennité.
Les préambules étant posés, qu’est-ce qui transforme l’image en œuvre de création pour la fixation de l’esprit. La question semble complexe et ouvrir le champ à d’interminables discussions. Dans la réalité de la confection d’une image, à partir de la lumière (qui joue un rôle essentiel de catalyseur), il y a Toi et Moi.
Toi, tu es le sujet qui sert de support à la lumière pour permettre la fixation de ton image. Toi, seul ou en bandes plus ou moins organisées, tu t’appelles objet, mannequin, paysages, bâtiments, personnalité, site, végétal, ruines, animal, etc. Toi, tu poses nu, embrumé, habillé, ciré, déguisé, glacé, etc. Toi, tu exprimes l’effroi, la gaieté, la misère, la haine, la terreur, la vie, la sérénité, la curiosité, etc. Oh mon superbe sujet ! Ton expression et ton esthétique, parfois exceptionnelles, font de toi un attrait réel et logique pour le quidam confronté à ta représentation. Mais il ne faut pas se tromper, l’objet totalement insolite, la petite Togolaise en pleurs, la falaise de bauxite évanescente, le clin d’œil d’une pseudo-star médiatique, le chien violoncelliste, sont tous uniquement des sujets d’une grande pertinence. Ils ne peuvent pas composer, par leur seule présence, une image -œuvre de création- avec la vocation de devenir une œuvre d’Art. Pourtant, il ne s’agit là que de témoignages et de reportages, même s’ils sont d’une extrême vérité.
Moi, je suis le photographe et pas grand-chose à l’échelle universelle comme tout un chacun, et cela vaut même pour ses grands créateurs devenus de grands artistes en traversant les siècles. Moi, je suis le photographe qui a appris, assimilé et modestement dompté un ensemble de techniques photographiques. Moi, voleur de vues et/ou rat de laboratoire avant de devenir un névrosé, plutôt doué dans les arcanes de l’informatique. Moi, j’attends des heures dans un point précis d’un paysage, je règle mes distances focales couplées à un diaphragme, je teste toujours mes anticipations indispensables aux portraits, j’anticipe le centième de chromato qui correspond parfaitement au support choisi, etc. Mes tirages et mes projections sont reconnues comme de grande qualité. Pourtant, il ne s’agit là que de reproductions, même si elles sont d’une extrême réalité. Je ne souhaite pas être outrecuidant dans cet exposé ni être méprisant vis-à-vis d’un grand nombre de photographes qui sont d’excellents artisans au sens le plus noble du terme ou des amateurs passionnés susceptibles de prouesses technologiques inédites.
Mais, je pense qu’une œuvre photographique qui aspire au statut de création dans l’immédiat et d’Art dans l’avenir, ne peut être qu’une symbiose intime (même si elle n’est que circonstancielle) entre Toi et Moi.
Je soutiens que seul ce lien, puissant ou ténu, est susceptible d’assurer la naissance de cette image photographique qui nous raconte, qui nous émeut, qui nous interroge, qui nous maltraite, qui nous interpelle et qui ne se contente pas uniquement de nous soumettre. Seule la fusion du photographe dans le paysage vous glacera d’effroi ou vous fera transpirer. Seule la compréhension de l’âme des objets vous conduira au-delà de l’esthétisme de la nature morte. Seule la synchronisation spirituelle avec le modèle vous ouvrira les pensées des non-dits. Il en est ainsi pour tous les domaines dans lesquels les photographes exercent leur talent. Mais nous ne devons jamais confondre, ce qui malheureusement est devenu le cas même pour de soi-disant professionnels de cette technique. La photographie passionnante par son sujet, la photographie séduisante par le coup de patte de son photographe ne peuvent être assimilées avec une œuvre de création photographique. Celle qui deviendra exceptionnelle le sera par la cohérence de sa complexité, comme pour toutes les autres futures œuvres d’Art.
Vous interrogez vous lorsque vous êtes devant une photographie qui vous plaît bien ? Si le sujet vous enthousiasme, sans même que vous soyez conscient du contexte, vous êtes installés devant Toi. Si vous trouvez agréable la composition et le rendu esthétique de l’image en imaginant un sujet interchangeable, vous êtes stationnés devant Moi. Si en débarquant devant l’image, vous êtes surpris, interloqués, médusés, aspirés vers un ailleurs ou perdus dans vos pensées, vous venez de pénétrer dans notre monde du Nous. Dans ce dernier cas, vous pouvez retourner maintes fois devant cette création photographique sans vous lasser ; car, il y a toujours plusieurs degrés dans la découverte et dans la compréhension de telles œuvres.
Thierry Maindrault
09 septembre 2022
vos commentaires sur cette chronique et sa photographie sont toujours les bienvenus à