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Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault

Vient-elle d’ailleurs ou de nulle part ? Combien de milliers de questions pour cette petite dernière arrivée dans notre environnement ?

Depuis quelque temps, il ne se passe pas une journée sans qu’un bon nombre de média ne vienne nous abreuver avec les immenses mérites de l’intelligence artificielle [ IA, pour les intimes ]. En préambule, je vais me répéter une fois de plus, l’intelligence artificielle n’existe toujours pas et une fois encore, les mots sont employés à tort et à travers. Il résulte qu’en réalité c’est l’intelligence humaine qui se trouve pervertie. Ces beaux outils que nous avons imaginés et mis en œuvre ne sont que de la conception digitale et strictement rien d’autre. Arrêtons de roucouler avec des termes ronflants sans objet. L’intégralité de tous ces outils, si pompeusement baptisés, ne fonctionnent qu’à travers des choix et des stockages uniquement binaires. C’est zéro ou un, c’est donc oui ou non, c’est blanc ou noir. Les actions de l’outil étant construites à partir d’une succession d’aiguillages.

Cette petite mise au point étant, je l’espère, compréhensible par tous. Alors, que vient faire la conception digitale dans le monde de la photographie ? Les constats quotidiens de ces derniers jours laissent penser que les outils photographiques seraient en perdition devant ceux du développement digital. Je ne souhaite pas polémiquer sur le bien fondé ou sur l’horreur d’une assistance numérique pour la création d’une image. Je préfère, en quelques traits (le sujet est tellement vaste), ouvrir l’esprit de tout un chacun sur les divers impacts apparus ou à naître dans nos sociétés et dans nos cultures.

Technologie

Les réalisations actuelles et intégrales d’images par conception digitale sont construites à partir de stockages de données d’images au format digital (suite de 0 et de 1) et d’une enfilade d’aiguillages binaires. A l’aide de nombreux milliers de lignes de code, un logiciel reconstitue une image en fonction de paramètres plus ou moins nombreux et précis qui limiteront les nombres d’aiguillages utilisables et détermineront les données à prélever dans les stocks. Or, il ne doit pas nous échapper que les informations choisies pour constituer l’image et la façon dont elles seront assemblées dépendent de lignes de codes écrites par un programmeur. Pour deux demandes identiques, la modification d’une seule ligne de code du logiciel changera catégoriquement le résultat obtenu sur l’image.

Structure

Dans le résultat final obtenu qui maîtrise quoi ? Telle est la question qui s’invite dans le diagramme qui conduit à l’image finalisée. Le cheminement est long qui débute par un sujet fixé par la lumière sous forme d’une image transformée par digitalisation pour être stockée. Le premier stockage doit être partagé (ou pour le moins accessible) sur des réseaux de transfert numériques. Un logiciel va alors chercher et piocher dans un maximum de stockages numériques (en data centers) pour choisir les images qui lui semblent les plus en phase avec la demande du client. Après avoir récupéré les fichiers – a priori – pertinents, il va les triturer dans tous les sens pour construire un nouveau fichier numérique qu’il va devoir transférer de façon permanente ou précaire au demandeur initial. La modification d’une seule opération élémentaire et basique dans cette procédure peut changer complètement la face de l’image obtenue à défaut de changer la face du Monde. La manipulation des masses se trouve dans les doigts, en attente, au-dessus d’un clavier d’ordinateur ou dans les lèvres devant un micro de reconnaissance vocale.

Légalité

A partir du moment, où le chemin d’obtention de ce nouveau type d’image est devenu complexe, les apôtres du Droit se sont intéressés aux conséquences juridiques multiples dans nos sociétés. La création étant légalement reconnue comme une propriété (déjà à multiples facettes), la question se pose de savoir où se trouve la création dans cette dernière version de l’image qui enthousiasme tant les foules béates. Les auteurs effectifs ont-ils les sujets ou les objets qui ont posé initialement, les photographes (ou peintres, graphistes, etc.) qui ont réalisé la prise de vue ou la représentation, le développeur informatique qui a construit et écrit le logiciel déterminant pour le résultat, le gamin qui a rempli les cases des paramètres à l’origine de l’image finale ? Les réponses juridiques ne sont pas pour demain, si l’on se base sur les questions encore en instance à propos de la réutilisation ou de la modification d’une photographie originale. Où vont commencer et où vont s’arrêter les limites des nombreuses propriétés liées à la création ? Qu’ils soient moraux, intellectuels, financiers, commerciaux, de reproductions, de diffusions, etc, comment les droits originels des créateurs vont-ils s’installer dans ce nouveau paysage ? Qu’en est-il du traitement des manipulations et des vérités révélées dans des images totalement falsifiées ? Comment sanctionner les fauteurs de vies brisées lorsqu’elles n’ont pas été sciemment ou stupidement volées ? Dommage que les esprits des juristes ne fonctionnent plus à la même vitesse que ceux de quelques virtuoses informaticiens. L’anticipation – pourtant vitale – ne fait plus partie des compétences de ceux qui font et de ceux qui appliquent la Loi.

Finance

Le monde occidental actuel, mondialisé, tourne autour de l’argent qui n’est plus un vecteur d’échange pour être devenu un support d’image de soi. Il est bien évident qu’il est impossible de bâtir de telles machineries sans moyens, donc sans ressources. Comme il ne faut jamais être trop prudent, le revenu ne sera pas collecté sur les fabuleux résultats anedoctiques obtenus dont l’acquisition – non snob – reste aléatoire, il a été judicieusement décider de prélever les dîmes sur le circuit. Dans la photographie, nous connaissons bien le système mis en place depuis quelques années. Le gain d’argent ne se fait plus par l’auteur sur la vente de ses œuvres. Les recettes financières sont réalisées par tous les intermédiaires (galeries et éditeurs bidons, merveilleux laboratoires virtuels, tapissiers de sites web, pseudo agents artistiques, vendeurs de métériels, etc.) qui prélèvent tous un denier, lorsqu’ils ne rançonnent pas, moult « gogos ». Tous ces braves à qui ils ont fait croire qu’avec leur dernier smartphone, ils sont des artistes géniaux en mal d’avenir. Cette pratique, bien rodée, s’applique à la fabrication digitale d’une image, à chaque tentative une partie de votre patrimoine tombe dans diverses escarcelles bien placées dans le circuit.

Psychologie

La conception numérique apporte indéniablement un certain confort à chacun de nous par un allégement efficace de contraintes physiques ou intellectuelles. Ce que peu de gens voient venir, ce sont les effets pervers – bien réels – que cela engendre, tant individuellement que collectivement. Les tâches répétitives, mais parfois vitales, s’estompent dans notre vie pour disparaître rapidement sur une génération. Une forme d’oisiveté physique s’installe et chasse une activité biologique régénératrice. Si l’on ajoute l’évaporation cérébrale des savoirs faire, même les plus élémentaires, comme compter ou mémoriser par exemple, nous constatons que la connaissance dans sa composition et dans son usage disparaît dans les brouillards de la communication. L’humain disparaît du champ économique et social, la compensation créative se fait concurrencer par les paradis artificiels. S’il l’invidu ne se retrouve plus dans la place qu’il s’est assigné ou qu’il a accepté, la déprime s’installe à grand coup de « je deviens inutile ». Il est vrai qu’en rognant les champs de la curiosité, de la réflexion, de la contestation, la conception digitale (plus précisément ceux qui la maitrise) asservit inexorablement notre propre intelligence.

Philosophie

Vous m’avez compris, toutes ces remarques ne sont que du « grain à moudre » pour nous permettre de réfléchir sur notre futur et celui de ceux à qui nous devons transmettre le flambeau. Une fois de plus, notre univers photographique est une des balises symptomatiques de l’évolution de notre espèce. Aujourd’hui, une marque connue de tous va délivrer un prix prestigieux de la photographie, à une image qui n’a rien de photographique. Cette image primée est un pur assemblage digital d’informations picorées dans cette jungle de mémoire collective informe. Cette marque très connue du monde photographique (entre autres) a été informée de la chose sans se remettre en question. Ce prix mondial de photographie délivré par ses soins, et son importance commerciale, sont certainement plus importants que le mensonge qui consiste à faire croire que l’image est une photographie. Ce qui est fondamentalement faux. Les mondes politiques, économiques, médiatiques, scientifiques commencent à prendre peur en voyant défiler le film de l’apprenti sorcier. Certains demandent un arrêt sur image immédiat, leur réflexion n’est déjà plus dans le timing de la conception digitale. Je me demande personnellement ce que cela pourrait être si nous étions déjà dans l’ère (car il s’agira bien d’une nouvelle ère pour l’Humanité) de la véritable intelligence artificielle.

En résumé de ces diverses approches, l’usage de la conception numérique est devenu incontournable pour améliorer l’utilisation et le fonctionnement de tous les outils imaginés ou à imaginer par l’Homme. Toute remise en question ne peut être qu’utopique, tout comme d’imaginer, ce nouvel outil prendre des décisions non programmées par un homme. Le vaste monde de la photographie, celui de toutes les technologies et tous les usages de la photographie se trouve depuis longtemps impacté par l’automatisation, la fixation et la restitution d’images à l’aide de la lumière (la gravure par les ondes lumineuses). Faut-il, pour autant, laisser croire qu’une image issue d’un conglomérat d’informations venues de n’importe où est une œuvre photographique ? Objectivement, ce n’est pas le cas. Il n’y a peut-être pas lieu de bannir, pour autant, les résultats de cette amélioration des anciens collages. N’oublions pas qu’à sa naissance la technologie photographique était – comme toute innovation – très controversée. Avec un peu de temps, la conception digitale va certainement s’améliorer et s’affiner dans tous les domaines, la véritable photographie restera en première ligne. Est-ce une raison pour qu’elle soit évincée par une série astronomique de bits ? Pas plus que l’intelligence humaine actuelle se retrouve destituée par le même processus.

Lorsque nos inventeurs auront pu remplacer le choix binaire par les interactions multi-spatiales, cela sera vraiment autre chose. Mais, cela sera aussi une autre Histoire pour un autre Monde.

Thierry Maindrault, 14 avril 2023

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