Depuis 38 ans Jeff Dunas assiste aux Rencontres d’Arles et il les photographie.
Son album de souvenirs : nous l’ouvrons ici.
C’était Arles !
Exceptionnellement, l’édition d’aujourd’hui restera en accès libre toute cette semaine.
Jean-Jacques Naudet
Être photographe, c’est être membre d’une communauté mondiale. Arles est le lieu où la communauté se rassemble, comme un camp d’été de l’industrie. – Jeff Dunas
Arles – 38 ans et plus par Jeff Dunas
En tant qu’éditeur du magazine Collectors Photography au milieu des années 80, je décidais de me rendre à Arles et de chercher de nouvelles photographies à publier dans le magazine en 1986. Comme tous ceux qui ont essayé le savent, trouver une chambre à Arles pendant ce qu’on appelait alors les Rencontres Internationales de la Photo (RIP qui était un acronyme malheureux car si en français ça sonne bien, en anglais cela signifie Rest in Peace) est quasiment impossible.
Sachant exactement à qui s’adresser pour ouvrir la voie, j’ai appelé JJ Naudet qui, à cette époque, était déjà venu un nombre incalculable de fois au festival et n’avait pas prévu d’y aller cette année-là. Il m’a dit de prévenir son hôtel qu’il ne viendrait pas et de demander sa chambre. Dans cet hôtel, tous les clients viennent chaque année et gardent les mêmes chambres. Ce que je ne savais pas, c’est qu’en prenant la chambre de Naudet, elle est devenue la mienne et j’y demeure chaque année depuis. C’est comme avoir un timeshare à Arles. La même semaine chaque année depuis 37 ans (ne pouvait pas venir en 2020).
Cette première année, dans un joli restaurant de la famille Dumas au deuxième étage au-dessus du Café Van Gogh sur la place du Forum, je dînais et j’ai remarqué que Lucien Clergue, co-fondateur de RIP, était en train de manger avec des amis. J’ai naturellement envoyé une coupe de champagne. Après le dîner, il est venu s’asseoir à ma table et la première chose qu’il m’a dit a été « vous devez être américains ». Quand je lui ai demandé pourquoi il avait dit cela, il a répondu que les Français avaient peu de respect pour lui mais que les Américains l’avaient toujours apprécié, lui et son travail. Il a déclaré que le geste d’envoyer une coupe de champagne était très apprécié et qu’ainsi a commencé une amitié qui a duré des décennies jusqu’à son décès.
Le lendemain, il m’a invité au déjeuner privé tant vanté chez Maryse Cordesse où j’ai découvert le nucléus de ce qui était alors les Rencontres. Parmi les invités, Florette Lartigue, Cartier-Bresson (vu de manière fugitive bien sûr), Martine Franck et son frère Eric, Jean Claude Lemagny, Joyce Tenneson, Pierre Boran, Willy Ronis et surtout pour moi ce jour-là, Jean Dieuzaide (« YAN ») qui m’a adopté et m’a présenté à de nombreuses personnes présentes.
À cette époque, les projections au Théâtre Antique se faisaient encore à l’aide de projecteurs de diapositives et nous avions parfois droit au spectacle de voir les diapositives d’un photographe prendre feu et brûler sous nos yeux. Pourtant, les soirées organisées par Lucien étaient phénoménales et je n’en ai raté qu’une poignée depuis les années quatre-vingt. Je me souviens d’un soir où Keichi Tahara projetait tellement d’images de sa série Paris que les gens commencèrent à partir tranquillement. Cela a duré si longtemps que j’étais probablement parmi moins de 200 à la fin. Heureusement, il a gardé certaines des meilleures images pour la fin.
Kodak est arrivé et a investi dans le programme dans les années 80, ce qui a considérablement modifié le caractère du festival – il s’agissait désormais de « rencontres » au sens américain du terme plutôt que de rencontres informelles à la française – les gens qui montraient leurs travaux avaient disparu. Autour de la Place, finie la spontanéité dont je n’avais été témoin qu’en première année mais qui était caractéristique des premières années arlésiennes.
Soudain, vous aviez besoin de « badges » et vous deviez figurer sur des listes pour assister à des réceptions. Cela n’a heureusement duré que quelques années et tout est vite redevenu français. Ce qui est intéressant, c’est qu’à cette époque, François Hébel avait tenté le poste de directeur et avait fait un travail décent avant de partir travailler pour Magnum si je ne me trompe pas. Retour à Clergue et retour à d’autres belles soirées au Théâtre Antique.
Ensuite, nous avons eu une rotation de directeurs dont Claude Hudelot, Louis Mesplé et même Agnès de Gouvion Saint Cyr. En 1995, ce fut ensuite le tour de Michel Nurisdany, dont la projection des œuvres de Nobuyoshi Araki avec des images graphiques de femmes japonaises nues suspendues la tête en bas et attachées comme des saucissons provoqua une nuit une véritable émeute, avec des tomates lancées sur Michel et lui partant avec une escorte policière. Je me souviens que des gens entraient dans la cabine de projection et débrancheaient physiquement la présentation du soir. La censure a prévalu. Malheureusement, je m’étais retrouvé assis à côté de la merveilleuse Yvette Troispoux, alors âgée d’environ 80 ans et tout ce qu’elle pouvait dire était « C’est pas normal ça », en regardant les images de bondage d’Araki. C’était tragique. Joan Fontcuberta a connu son tour en 1996 et l’inimitable Christian Caujolle en 1997. Vint ensuite un merveilleux programme d’un an de l’indomptable Giovanna Calvenzi avec une magnifique exposition de Massimo Vitali avec son travail sur les plages italiennes. Giovanna est la grande dame de la photographie italienne à bien des égards et une personne merveilleuse. Gilles Mora était le suivant. Gilles a joué de la guitare rock and roll à l’ancienne avec Ralph Gibson sur une scène des Allyscamps mais n’a servi que deux ans. L’une des grandes expositions qu’il a organisées était celle de Debbie Fleming Caffery, une photographe américaine inconnue mais incroyable, née en Louisiane. Gilles était un grand fan de la mythologie du sud des États-Unis, de sa musique à Eggleston en passant par Caffery. Il a amené le Sud (des USA) à Arles.
Cependant, avoir affaire à des directeurs différents tous les ans ou deux n’était pas une recette pour réussir, car il fallait clairement plus d’un an ou deux pour bien maîtriser la manière de gérer un festival de photographie et Hebel a ensuite supervisé le festival pendant de nombreuses années. Son idée de donner carte blanche à de nombreuses galeries et conservateurs pour organiser des expositions était mitigée chaque année, mais il y avait toujours de grands moments forts et il est définitivement allé au-delà dans des cas comme celui d’amener JR à Arles avant qu’il ne devienne un nom connu. Il a dû diriger le festival pendant des années avec des grèves – un résultat merveilleux mais malheureux a été de voir le travail étonnant de Harry Gruyaert projeté dans un restaurant en Camargue parce que sa présentation du soir avait été annulée à cause de la grève des intermittants – il a dû attendre une année entière pour présenter le spectacle.
Ce que je préfère clairement des Rencontres, hormis les rencontres qui ont lieu aujourd’hui encore, ce sont les soirées, mais les expositions qui demandent énormément d’énergie et de ressources restent le cœur du sujet et je n’en manquerai pas une seule.
Lorsque j’ai fondé le Palm Springs Photo Festival en 2006, la seule chose qui m’a inspiré d’Arles était l’idée des « rencontres ». – la camaraderie qui manquait de point focal aux États-Unis. Pour en avoir été le réalisateur pendant 18 ans, je sais que j’ai transmis à des milliers de photographes américains l’essence qui m’enivrait tant aux Rencontres.
Alors que nous avançons dans une nouvelle époque avec un mécène visionnaire, le caractère a changé à jamais par rapport à l’ancien RIP et pourquoi pas ? C’est une nouvelle journée et de nouvelles Rencontres. Je serai là.
Jeff Dunas