Fort Mahon, de Cédric Delsaux, vient enrichir la collection This is not a Map. Des cartes parfaitement inutiles qui célèbrent la rencontre d’un photographe et d’un lieu.
Ces vraies fausses cartes Michelin, imprimées sur le papier d’origine, associent le plaisir de l’objet cartographique au plaisir de l’image photographique, et nous proposent un voyage narratif et parfaitement subjectif d’une inutilité artistique et très séduisante.
Après Texas, Las Vegas et Orlando, Fort Mahon est le numéro quatre des jeunes éditions originales Poetry Wanted et présente une balade photographique de Cédric Delsaux.
Après Dark Lens, série photographique dans laquelle il mettait en scène des personnages de la saga Star Wars, Cédric Delsaux nous invite à découvrir une autre planète : Fort-Mahon-Plage, petite station balnéaire du nord de la France. Là, pendant plusieurs jours, il a photographié les touristes, promeneurs, employés, chasseurs, vendeurs que le hasard plaçait devant son objectif et sur son socle… En montant sur ce piédestal en bois blanc, les personnes rencontrées dans la rue se changent instantanément en figurines à l’échelle 1. De simples passants ils deviennent les acteurs de notre vaste comédie humaine. Statues malgré eux, une seule de leur posture, de leur tenue devient significative et d’une certaine manière précieuse. Le personnage ne fait plus exactement partie du lieu, il s’en détache. Libre au spectateur de l’emmener où il veut…
S. M. : Comment t’es venue l’idée de ce travail ?
C. D. : Pendant longtemps (presque dix ans), je n’ai photographié que des lieux déserts. J’étais même gêné quand il y avait du monde. J’attendais que les gens partent. Je les laissais vide (Nous resterons sur terre) ou je rajoutais des figurines de Star Wars (Dark Lens)… Bref, je les peuplais de mon seul imaginaire. Et puis j’ai voulu donner de la place aux humains… Mais il n’était pas question de faire des portraits, un genre photographique trop éloigné de ma pratique. J’ai alors eu l’idée du socle. En montant sur le socle, les passants devenaient des personnages, des figurines à l’échelle 1. Ce n’était déjà plus tout à fait le réel, ce socle indiquait la mise en scène du réel en quelque sorte… Là, ça m’allait.
Comment les gens ont-ils accueilli ta présence et compris ta démarche ?
Ma présence, plutôt bien : je débarque avec deux assistants, des flashes de studio, un socle massif… C’est hyper lourd, on a souvent l’air de galériens ! Les gens voient bien qu’on n’est pas là pour voler des photos. Un contact s’instaure, amusé, sympathique. Beaucoup sont heureux qu’on vienne les photographier comme “des gens importants”. J’enlève bien sûr les éternels grognons qui veulent voir nos autorisations et finissent parfois par appeler carrément la police… (rare mais véridique !).
Pour la démarche, ça dépend. Certains captent tout immédiatement. Beaucoup aiment bien tant qu’on ne les prend pas en photo… et pour d’autres c’est trop évident, eux, dans ce lieu, ils ne comprennent pas l’intérêt. C’est vrai que c’est banal… Mais en même temps, c’est bien ce que je trouve passionnant. Ce banal est tout sauf banal pour moi… Peut-être que dans 30 ou 40 ans, ce qu’ils portaient ce jour-là, l’attitude qu’ils avaient sur le socle ou le lieu dans lequel ils se trouvaient ne leur semblera plus si ordinaire et qu’au contraire ils y verront une raison de s’enthousiasmer. J’aurais adoré qu’un type se balade avec son socle et son appareil dans les années 50. Toutes ces jupes, ces bérets, ces postures… Toute cette France qui, fatalement, n’existe plus ainsi. C’est maintenant que ces images auraient eu toute leur valeur.
Qu’as-tu retiré de cette expérience au cœur de l’ordinaire ?
C’est une série qui doit composer avec l’immédiat, puisque ni les lieux ni les personnages n’ont été définis ou programmés à l’avance. Certes, le socle induit un dispositif aussi visible que répétitif ; pourtant, cette forte contrainte génère de la liberté : à partir du socle, n’importe quel endroit et n’importe quel passant peut être intéressant. Je voulais d’ailleurs donner de la visibilité à des personnages souvent absents du spectre photographique, qui a tendance à s’intéresser d’abord aux extrêmes, les miséreux et les stars… Ici, ce sont les gens “dans la moyenne”, “au milieu”. Même si en définitive tout le monde a sa place sur le socle… Tout le plaisir que j’ai éprouvé dans cette série provient du “génie” du réel, tous ces détails, miraculeusement offerts, auxquels je n’aurais même pas pensé : les ongles oranges et jaunes de cette jeune gendarmette qui reprennent le orange des sauveteurs et le jaune des chars à voile, le prêtre derrière son église dont la fenêtre centrale lui fait comme une auréole. Tous ces détails, insignifiants pour certains, sont merveilleux pour moi. On me dit parfois, à l’inverse, là non, c’est pas possible, vous avez construit l’image, la scène, vous avez déguisé la fille, etc. Et bien non, pour une raison simple : je n’aurais pas pensé à toutes ces allusions, je n’aurai pas imaginé toutes ces subtilités, le “réel” a simplement plus de talent que moi… Je n’ai fait que le recueillir.
Le podium provoque un va-et-vient entre l’individu et l’environnement, un petit décalage dans l’ordinaire qui fait que l’on ne cesse de questionner l’un et l’autre pour en faire ressortir leur singularité, la beauté de cette singularité et ce qu’ils peuvent avoir d’extraordinaire. L’artifice t’est-il un élément essentiel pour exprimer tes réflexions à travers ta photographie ?
Je ne m’en cache pas. Je cherche à casser la relation qui semble évidente entre réel et photographie. On a beau répeter que le réel n’est pas photographiable en tant que tel, beaucoup s’en contentent encore. C’est pourquoi mes images cherchent à montrer combien cette relation réel/photographie est complexe, conflictuelle. Tant mieux d’ailleurs, c’est ce qui la rend passionnante. Le fait qu’elle contienne une part, un ersatz, une trace ou un reste de réel ne veut pas dire qu’elle en fasse partie. Contenir a d’ailleurs deux significations : avoir et tenir à distance. Par cet “avoir“, la photo est directe magique, fascinante, et par cette “distance”, elle impose un éloignement et peut donc donner à penser. L’artifice dont tu parles est précisément l’élément qui vient casser une lecture trop immédiate. L’artifice c’est, en ce sens, mon pas de côté. Mais lui aussi doit être redéfini sans arrêt ; le pas suivant doit à nouveau être de côté, sinon ce n’est qu’une vaine répétition… C’est donc sans fin.
Dark Lens, Nous resterons sur terre, 1784, Zone de repli, Echelle 1. Tes séries sont aussi variées qu’esthétiquement audacieuses. Le réel ne paraît pas te suffire pour le vivre. Es-tu constamment habité par les histoires que tu souhaites représenter ?
Chaque déplacement (de dispositif… pas de lieu, ce serait trop simple !!…) amène nécessairement le suivant… Le processus mis en route est infini. Cela fonctionne comme des strates de perceptions qui viendraient se poser sur les anciennes. La photo, si elle fige un instant, ne doit pas figer dans le marbre une perception. Pour te le dire autrement, imagine : il y a un arbre en face de moi, il est là, il ne bouge pas, je peux le photographier. Clic, “enregistrement du réel”. C’est, au mieux, une belle photo d’un arbre. Mais cette photo ne m’est rien conçue ainsi, elle a toutes les chances de ressembler à une autre belle photo d’un autre arbre. Moi ce qui m’intéresse, c’est pourquoi cet arbre-là, à quelle saison, que veut-il dire ? De quoi est-il la métaphore ? etc. En fait, je ne photographie pas l’arbre mais mon rapport à l’arbre. Et ce rapport, c’est mon histoire, c’est ma fiction. Le réel ne me suffit pas parce qu’il ne suffit à personne. Croire qu’il suffit d’aller au pôle Nord, dans le désert ou au milieu d’une guerre pour raconter ce qu’il s’y passe est un leurre. On ne fait que raconter son “petit” lien, et si ce lien n’est pas pensé, malaxé, digéré… les photos qui en résulteraient ne pourraient être que stéréotypées : des photos de photos (et pas du réel !!). Alors oui, je laisse mijoter (c’est mon côté éternellement dans la lune…) toutes sortes de liens, avec les gens que je photographie, les lieux, les faits divers, les figurines Star Wars, la science-fiction, la publicité, les catastrophes, les décolletés, le désordre ambiant, la merditude des choses… Bref, tout ce qui nous tient lieu de réalité pour le figer, quand ça me vient, dans une perception singulière et… éphémère.
EDITION
Echelle 1 (Fort Mahon), Collection This is not a Map.
Editions Poetry Wanted, 2014.
Format déplié : 155 x 100 cm
Prix : 16 euros
Echelle 1 (Vichy), éditions Filigranes, 2014.
En vente sur www.thisisnotamap.com et dans une sélection de librairies
REPRESENTATION
Florence Moll et associés, Paris
http://florencemoll.com
GALLERY
Bonnu Benrubi Gallery, New York
East Wing Gallery, Dubaï
CONTRIBUTOR
Severine Morel
[email protected]http://blinks.photography