Cultuurcentrum De Steiger Menen présente une exposition de Paul D’Haese, Borderline.
En avril 1935, le galeriste new-yorkais Julien Levy réunissait sous l’intitulé Anti-graphic photographs les images d’Henri Cartier-Bresson, de Manuel Alvarez Bravo et de Walker Evans. Comme le titre de leur exposition l’indiquait, ces trois jeunes artistes partageaient un même rejet de la photographie comme « art graphique » très en vogue à l’époque. À cette conception esthétisante, ils préféraient une pratique en prise directe avec le réel, car ils leur importaient avant tout d’offrir une lecture du monde tel qu’il leur apparaissait.
Près d’un siècle plus tard, le présent travail d’observation du littoral français par Paul D’Haese aurait tout aussi bien pu revendiquer la qualité « d’anti-pittoresque ». En effet, ces vues réalisées entre Bray-Dunes et Le Havre forment le parfait contre-exemple des paysages susceptibles d’être peints pour leur beauté convenue. À l’inverse des représentations picturales d’une nature idéale, elles nous montrent avec insistance toute la trivialité de régions côtières fondamentalement transformées par la vie contemporaine.
En ce sens, elles prolongent à leur manière les avancées de l’exposition New Topographics : Photographs of a Man-Altered Landscape organisée à la George Eastman House de Rochester en 1975. Une exposition-manifeste qui consommait la rupture entamée par Walker Evans dès les années 1930 avec l’esthétique du sublime qui était celle des paysagistes américains depuis le 19e siècle. À l’instar de ce que disait le commissaire William Jenkins des photographies de Robert Adams, Stephen Shore, Lewis Baltz ou Ed Ruscha, ces vues sont « dépouillées de tout artifice artistique, réduites à l’état de simples documents topographiques et riches en informations visuelles… ». Surtout, elles semblent faire de la disparition du cadre naturel leur sujet.
Bien que très peu disert sur son travail, Paul D’Haese se plaît à le comparer à celui d’un sculpteur. Témoignent ici de cette quête de la troisième dimension les quelques maquettes réalisées par ses soins et disséminées dans ce livre. La profondeur spatiale ainsi suggérée est en parfaite cohérence –c’est à souligner – avec des images qui interrogent les formes d’un bâti hétéroclite, sédiment de l’activité humaine. Elle offre surtout une belle métaphore d’une démarche qui invite à une lecture approfondie plutôt qu’à une contemplation en surface. Une lecture critique énoncée par le titre Borderline, terme qui signifie « à la lisière », « à la limite ».
La lisière du littoral bien entendu, mais aussi la limite entre ce qui a du sens et ce qui paraît ne pas en avoir. C’est ainsi que le vaste panorama de la bande côtière déroulé ici se dévoile progressivement, d’images en images, comme une zone grise de la raison. Au fil de la série, tout y semble de plus en plus biscornu, mal agencé, bricolé, comme inspiré par un urbaniste paranoïaque. Dans cette région frontière traditionnellement de grand passage, on ne voit personne comme si les habitants s’étaient terrés chez eux par crainte d’une déferlante migratoire. Très souvent les bâtisses aux fenêtres murées, ou à tout le moins aux volets fermés, prennent l’aspect des blockhaus de sinistre mémoire. Les falaises, parapets, murailles et autres clôtures achèvent le tableau – si l’on ose dire –des marches de France, mais aussi d’Europe à l’heure des grands bouleversements planétaires.
Nous ne sommes plus en ces temps d’insouciance qui avaient inspiré Les vacances de Mr Hulot à Jacques Tati. Prises sur la même façade océane que le lieu de tournage enchanteur de ce film, les photographies de Paul D’Haese traduisent une ambiance qui n’est plus celle, confiante et enjouée, de l’après-guerre, mais plutôt celle d’un repli craintif. Elles forment une fable d’aujourd’hui qui pointe avec humour – il en faut beaucoup en la circonstance – le côté absurde d’une époque où l’on tend de plus en plus à voir en ce littoral un nouveau « mur de l’Atlantique ». Une fable visuelle magistrale, que l’on n’espère pas prémonitoire, sur le désert que peut devenir un pays qui se ferme.
Jean-Marc Bodson, Aout 2020
Paul D’Haese : Borderline
du 14 janvier 2023 au 19 février 2023
Cultuurcentrum De Steiger Menen
Rijselstraat 77, 8930 Menen, Belgium
https://www.ccdesteiger.be/