L’Œil de la Photographie ouvre le cinquième chapitre des « Cartes Blanches » avec le soutien MPB. Chaque mois, un photographe français donnera à voir une série inédite réalisée avec du matériel prêté par la plateforme internationale d’achat, revente et échange de matériel photographique.
Après avoir plongé dans la beauté sauvage et désarmante d’Alicudi sous le regard de Marguerite de Tavernost, Anaïs Kugel explore son identité et son intimité dans une série d’autoportraits réalisés dans une maison certes déserte, mais aux souvenirs chargés. Ce lieu habité trois jours, dans des murs nus, est nappé d’une lumière continue, permise par le prêt d’un ARRI SkyPanel S30-C, d’un Nikon AF-S Fisheye 8-15mm f/3.5-4.5E ED, d’une Monture Nikon et d’un Leica SOFORT 2 par la plateforme MPB.
Il est des séries photographiques dont on se passerait de mots comme d’explications, tant il est facile d’y reconnaître l’intention de l’artiste. La série « Pourquoi les mouettes se retrouvent loin de la mer » d’Anaïs Kugel tient de ces évidences, sans qu’elle paraisse par ailleurs rustre au regard, ou simple à la compréhension. Elle appartient au genre exploré, immédiatement reconnu et pourtant sans cesse renouvelé, de l’autobiographie photographique et demeure avant tout autre chose un jeu, sinon une confrontation, entre l’artiste et elle-même.
A quelques numéros de sa propre adresse, Anaïs Kugel est tombée sur une maison récemment vidée de la présence d’une défunte par ses filles. Une maison transmise sur trois générations qui perdait, momentanément, par son grand débarras, la mémoire d’un être. Dans ce lieu rendu désert, il est resté « la gentillesse des fantômes », d’après les mots de l’artiste, soit la trace discrète d’une vie passée et l’atmosphère accueillante de ce lieu presque dénudé. De cette vie passée, il reste l’ombre des tableaux restés des décennies au mur, des papiers peints bariolés, quelques lampes, abat-jour et rideaux de taffetas discrets aux murs.
Pour autant, ses photographies habitent un lieu aux échos apaisants, permettant à Anaïs Kugel de se retrouver soi-même, de se confronter à un deuil récent, à un ensemble de névroses et de chagrins. L’autoportrait pourrait, dans ses mains, être considéré comme une affirmation de soi, de la brièveté du présent, des fragilités de son être et des forces paradoxales tirée des épreuves du quotidien.
Ses recherches sur soi font fi de l’objectivité, d’un portrait de soi bien sage, bien cadré, pour préférer une nudité voilée, des courbes fragiles, la simple silhouette d’un linge qui dit son corps. Dans ces autoportraits, il n’est pas révélé son visage sur lequel on pourrait lire une émotion, une force, tout un caractère, mais il s’inscrit en creux sa sensibilité, toute une force au présent qui passe par le travestissement du déguisement et la préférence pour des vêtements d’emprunt – ceux des autres pour mieux se dire soi-même.
Ainsi, Anaïs Kugel a utilisé sur soi des vêtements ne lui appartenant pas, chinés ici et là, robes légères, coiffes de mariage, mantilles blêmis par le temps, un ensemble léger, presque mystique, lui donnant une forme d’aura spectrale dans l’ensemble de la série. Elle rappelle par opposition un poème de la poétesse américaine Louise Glück disant le convoi des pesanteurs et des tristesses formées par des vêtements devenus symboles.
Louise Glück – Here Are My Black Clothes
I think now it is better to love no one
than to love you. Here are my back clothes,
the tired nightgowns and robes fraying
in many places. Why should they hang useless
as though I were going naked? You liked me well enough
in black; I make you a gift of these objects.
You will want to touch them with your mouth, run
your fingers through the thin
tender underthings and I
will not need them in my new life.
Dans ses images, la représentation de soi semble d’abord être une confrontation avec ses propres limites physiques comme psychologique. Elle marque une fatigue lascive, une distance prudente par rapport au fantasme de la représentation totale, et suggère plutôt la multiplicité des lectures, des sensibles et des caractères en un seul être. Un être mouvant, aux postures fortes comme aux gestes suspendus, un soi quelque part énigmatique, qui brouille la possibilité d’une image claire et préfère jouer du mystère et des énigmes.
La mise en lumière permise par MPB et le prêt du ARRI SkyPanel S30-C renforcent cette présence spectrale — ce soi qui s’échappe, qui s’enfuit de soi-même, et qui pourtant frappe la rétine — par sa douceur à l’image. L’usage d’un Nikon AF-S Fisheye 8-15mm f/3.5-4.5E ED, d’une Monture Nikon et d’un Leica SOFORT 2 ont permis à la photographe des plans rapprochés et des détails serrés permettant de construire l’effet d’intimité se dégageant de la série. « Pourquoi les mouettes se retrouvent loin de la mer » d’Anaïs Kugel forme assurément une représentation de soi déroutante. Elle donne à voir des autoportraits qui n’en sont pas, dans lequel se lisent une forme de mélancolie, un rapport à la mort comme au chagrin, mais également une joie latente à se représenter, à s’échapper de soi comme à se figer. En cela, elle dit toute la multiplicité d’un être et ses chemins de lecture.
Anaïs Kugel
Anaïs Kugel est une photographe et réalisatrice française née en 1988 à Montauban. À l’âge de 16 ans, elle forme un premier regard photographique à l’occasion d’un séjour aux États-Unis et développe une passion pour l’image. Elle sera chargée par le programme Rape Crisis Scotland de la campagne « This Is Not An Invitation To Rape Me », dont les photographies ont été présentées sur des panneaux d’affichage à travers l’Écosse, et au Parlement écossais.
En 2012, son travail est exposé à la galerie Carte Blanche de San Francisco dans le cadre de l’exposition « This Is Your World », tandis qu’elle est lauréate du festival Manifesto pour sa série sur le travail féminin dans l’agriculture (« Small boots have big feet »)
Elle a collaboré avec de très nombreux journaux et magazines dont Libération, Vogue, Milk Magazine. En 2022, son projet « Sex Workers » est sélectionné pour l’exposition « Radioscopie du territoire français », dans le cadre d’une Grande commande photographique ordonnée par le Ministère de la Culture et visible à la BNF dans l’exposition « La France sous leur yeux ».
L’artiste comme L’Œil de la Photographie remercie chaleureusement la plateforme de revente de matériel photographique MPB pour son soutien.
La rubrique « Carte Blanche » ne pourrait se faire sans leur concours.
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