Chaque année lors de ses campagnes publicitaires, la maison Hermès relève un défi : celui de traduire en image son état d’esprit, ses innovations, ses traditions et son savoir-être. Offrir non pas des objets en vitrine dans les pages des magazines, mais un langage propre à la maison. Chaque année donc, son directeur artistique, Pierre-Alexis Dumas en définit le thème et met en lumière cet univers si particulier.
Ainsi, depuis quelques temps, au détour des pages de magazines, des photographes aux parcours atypiques sont invités à s’emparer de l’atmosphère qui règne au sein de la maison et à la transcender avec leur univers et leur vision.
C’est ainsi qu’on a pu découvrir la campagne Hermès, un hiver indien, qui nous emportait sur les versants de l’Himalaya d’Eric Valli. Puis Hans Sylvester, photographe-militant, nous ouvrit les portes d’un paradis luxuriant au coeur de la jungle de Bali dans la série Métamorphose, une histoire Hermès.
Et en cette période si critique, où le temps file, où chaque minute compte, la flânerie, véritable art de vivre à la parisienne reprend ses droits et déroule ses codes pour la nouvelle campagne.
Dans son livre sur les passages parisiens, Walter Benjamin codifie et développe le concept de flâneur sous l’impulsion de Charles Baudelaire, dont il était le traducteur. Ainsi, le flâneur est artiste, indépendant et passionné.
Dans la frénésie des villes, le flâneur moderne d’Hermès garde tout son mystère et conserve la sensibilité poétique et la science nécessaire pour lire la ville et en dépasser les stéréotypes.
« Nous souhaitions mettre en scène un flâneur moderne », affirme Victoria Marenzi, directrice artistique de la communication d’Hermès. « Nous voulions montrer quelque chose de dynamique, surprenant, une vision très positive de la vie. »
La flânerie symbolise différentes choses : le désir d’apprécier la vie à un rythme plus lent, le développement de la sensibilité comme forme de savoir et d’intuition. Le flâneur quant à lui, entretient une sorte d’interaction avec la foule ; il y a comme une proximité physique, un corps à corps, même s’il finit toujours par récupérer son individualité, son statut d’observateur.
L’esprit provocateur de la campagne s’exprime dans la lenteur et la liberté de ses mouvements, une sorte de négation des contraintes temporelles actuelles. Réalisée à Miami pour les tons, les vibrations de la couleur, c’est au photographe belge Harry Gruyaert, que la maison du faubourg Saint-Honoré s’est adressée pour réchauffer l’hiver maussade et l’ambiance morose à grands coups de pinceaux de lumière.
Si des tirages d’Harry Gruyaert figurent déjà parmi les œuvres de la collection de photographies contemporaines de la maison Hermès, c’est une nouvelle aventure pour lui qui a rarement travaillé pour une campagne de mode.
Nous l’avons rencontré en compagnie de Victoria Marenzi, directrice artistique de la communication d’Hermès par une matinée pluvieuse soudainement balayée par les jeux de lumière et d’ombre et le souffle chaud de la Floride, décor propice aux déambulations de l’esprit et des corps…
LODLP : Comment s’est fait la rencontre et comment avez-vous respectivement appréhendé la campagne ?
Harry Gryaert : Je me suis senti comme un directeur photo sur une production hollywoodienne… Cela dit, la mode m’a toujours intéressé. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai travaillé pour ELLE dont je connaissais un peu l’univers. Mais je n’avais jamais été confronté à une telle équipe. J’ai l’habitude, c’est vrai, de travailler seul, ou avec un assistant.
Ici, c’était un vrai travail d’équipe où le rôle du directeur artistique, Fabien Mouillard, est très important.
Victoria Marenzi : Nous connaissions le travail d’Harry Gruyaert, que nous aimons beaucoup. Mais l’idée proposée par l’agence Publicis et Nous de faire appel à un photographe de Magnum, qui voyage seul, avec son regard très particulier sur la vie, nous semblait tout à fait pertinent pour ce thème. Harry est un coloriste fabuleux, et nous avons travaillé très en amont avec lui, dès le casting. Nous avons eu aussi beaucoup de discussions et d’échanges sur la notion de flânerie.
LODLP : L’univers de la mode répond à des codes précis. Est-ce une volonté de les casser ou, en tous cas, de les transformer en s’adressant à des photographes extérieurs ?
V. M. : Nous pensons que les objets, les vêtements que nous créons ne relèvent pas nécessairement du domaine de la mode. Ils font partie de l ‘ADN et de l’histoire d’Hermès. C’est donc très différent des autres maisons qui montrent systématiquement l’objet, le sac ou la montre de la saison. C’est un vrai défi pour nous, car nous n’utilisons pas les codes des campagnes de mode traditionnelles : nous ne choisissons pas le mannequin avec le photographe du moment. Ce que nous aimons, c’est raconter des histoires. Les objets trouvent leur place, ils sont mis en valeur par l’œil du photographe, qui s’inspire du thème. C’est un travail très différent qui exprime la singularité de nos créations.
H. G. : On part de l’idée du thème, qui est définie. On n’arrive pas en se disant qu’on va trouver sur place des images fortes. Il y a un travail très précis au moment du repérage. C’est un challenge important, il faut trouver les endroits justes, en parler. A Miami, il faut beaucoup d’autorisations pour shooter et les contraintes d’organisation sont nombreuses.
LODLP : Pourtant on ne perçoit pas du tout cette grosse structure dans vos images…
H. G. : Bien sûr, il ne s’agit pas d’un travail personnel, mais de ma sensibilité de photographe au service des objets Hermès. Ce doit être pour cette raison qu’ils m’ont demandé de faire cette campagne ! Je crois qu’on m’y retrouve, qu’on reconnaît mon regard, une volonté d’être dans le mouvement. Il y a eu beaucoup de dialogues et d’échanges entre nous, et cela a très bien fonctionné. C’était très riche.
V. M. : C’était vraiment cette idée de flânerie qui nous guidait. L’accroche de la campagne est « Dans l’œil du flâneur ». Que se passe-t-il quand on flâne en ville ? On aperçoit une jeune fille au loin, la ville est en mouvement. C’est très important. Cela donnait des pistes, mais aussi une discipline. Et c’est l’un des bonheurs aussi des campagnes. C’est une rencontre qui se produit entre le photographe et nous. Chez Hermès, on aime les rencontres avec les artistes, les musiciens… Cela crée une sorte de renouvellement d’image, de notre expression, qui nous fait avancer. On essaie de créer des mondes très différents. Nous aimons ce petit choc lorsqu’on ouvre un magazine et qu’on découvre la nouvelle campagne Hermès. Nous espérons que c’est un cadeau que l’on offre et que ce n’est pas perçu simplement comme une incitation à l’achat.
LODLP : Comment s’est fait l’éditing ? D’habitude, c’est plutôt un moment solitaire ?
H. G. : C’était un peu compliqué. D’abord parce qu’il y a une surimpression d’image dans l’image. Il fallait trouver deux images qui correspondent parfaitement. Il n’y a pas de Photoshop. Ce sont bien deux images différentes qui sont superposées.
Dès les repérages, il fallait trouver les endroits, et c’était vraiment tout un travail d’équipe. Mais le vrai problème pour moi, c’était la lumière. C’est ce qui est le plus important dans mon travail. On repérait des endroits, on choisissait les heures, on espérait avoir une lumière comme ci ou comme ça. Bien sûr, nous avions prévu des lumières artificielles mais nous les avons finalement très peu utilisées. Dans la mode, on travaille aussi beaucoup avec des miroirs, des réflecteurs. Parfois, je m’énervais parce que la lumière était en train de disparaitre… parce que le styliste n’était pas prêt, le mannequin non plus… C’est une machine très lourde, et il faut faire avec… Mais la lumière est là. Normalement, je travaille très vite alors que là, c’était autre chose…
V. M. : (rires) Oui c’est la frustration de la préparation… Un mannequin, il faut la coiffer, la maquiller… On essaie d’être léger, mais il y a tout de même une équipe importante où chacun a un rôle précis. Alors parfois Harry criait : « Everybody get away out of the way! » C’est vrai, il voit que le soleil va disparaître et que nous allons perdre cet instant précis…
Nous devons aussi nous adapter. Nous avons des habitudes, comme être plusieurs pour valider l’image. Harry travaille seul et rapidement, c’est donc difficile et perturbant pour lui et nous devons en tenir compte. Un rayon de soleil sur le set, ces moments- là ne se construisent pas. Harry les saisit et c’est exactement ce qu’on ressent dans le résultat final.
LODLP : Comment définiriez-vous cette campagne ?
H. G. : C’est la fluidité qui est importante. Mais on n’est pas obsédé par l’objet, il devient même acteur. Pour les montres, par exemple c’est très compliqué de donner cette impression de flânerie, c’est tellement petit… mais je crois qu’on y est parvenu. Pas facile non plus de faire flâner la porcelaine, comme le dit Victoria.
V. M. : pour moi, elle est joyeuse, lumineuse, intrigante. elle attire, voire arrête le regard, car elle est inattendue. Elle n’est pas statique, On n’est pas dans un studio. Elle est toujours en mouvement. Il y aussi toute la difficulté d’exprimer cette notion de liberté qu’apporte la flânerie face au temps qui s’écoule… Cette jeune femme qui rêve dans un café, ou cet homme qui se balade à vélo… Cela fonctionne très bien, ce n’est pas une image classique, on n’impose pas de regarder la montre…
LODLP : On pourrait dire aujourd’hui que le vrai luxe, c’est d’avoir le temps, le temps de se poser, de regarder. La flânerie est-elle la nouvelle image du luxe ?
V. M. : Nous sommes, avant tout, une maison de flâneur : c’est une valeur intrinsèque à la maison. Nous sommes toujours en voyage, à regarder ce qui se passe ailleurs. Nous prenons le temps de regarder les savoir-faire, de chercher la beauté. Cette idée, d’avoir le temps, pour en gagner, de prendre du temps pour gagner du temps c’est l’avenir même de notre maison. Cela nous permet d’innover, de regarder vers l’avant.
Dans un monde de marketing, d’études, de stratégies… Notre démarche est bien différente. Nous voulons être comme des enfants aux yeux grands ouverts.
LODLP : Comment appréhendez-vous le déclin de la presse papier dans la conception de vos campagnes ?
V. M. : Nous l’avons anticipé. Nous avons modifié la production de nos campagnes en créant des campagnes spécifiques pour le digital. Bien sûr, on retrouve aussi les campagnes print sur les Ipad et autres tablettes. Ces créations digitales sont de petits films, des créations en mouvement, ludiques. Cependant, le magazine reste essentiel et très important. J’espère que la diminution du nombre des publications va permettre d’enrichir la qualité des magazines qui vont résister à ce déclin annoncé de la presse écrite.
Nous réfléchissons aussi à la manière de faire vivre les images que nous produisons sur les réseaux sociaux.
Par exemple, nous avons réalisé, à partir des images de la campagne, un petit gif animé qui est diffusé sur notre plateforme Instagram. Harry nous a montré des films qu’il avait réalisés et cela nous a donné cette idée.
On suit cette jeune femme qui disparaît au coin de la rue, et c’est véritablement la mise en vie de ces images. C’est drôle et poétique à la fois et c’est le ton que nous souhaitons donner à notre expression digitales.
LODLP : Quel écho avez-vous eu de cette campagne ?
V. M. : Cette campagne est très différente, et nous avons eu de très bons échos des magazines, des clients… Pour son lancement, en janvier, nous avions une magnifique bâche sur l’hôtel Lutetia à Paris (actuellement en rénovation). C’était la première fois qu’on voyait une image de cette nouvelle campagne. A cette période de l’année, tout était gris, triste, et il y a eu soudain cette immense toile aux couleurs de Miami… C’était comme une grande source de lumière très joyeuse qui réchauffait et faisait sourire en même temps les passants.