Ici et maintenant
Peu importe la saison, il fait nuit, les portes sont bien fermées et aucun vent ne s’engouffre dans ces lieux repliés.
On entre sans trop savoir où nous sommes invités, l’intérieur ressemble à un labyrinthe, on ne reconnaît pas les sons de cette langue étrangère. Pourtant les scènes se succèdent et quelque chose nous est donné à voir, à ressentir. La réalité de l’espace s’impose, vivante et flagrante/patente.
Les corps s’approchent, puis s’éloignent et vaquent à leurs occupations. Ils s’emmitouflent pour effacer la journée écoulée : certains s’isolent, d’autres s’oublient avec parents et enfants, ou parfois s’adonnent à un rituel implicite. Le quotidien l’emporte.
Mais si cette réalité nous arrive de plein fouet, sans crier gare, c’est que les photographies de Bieke Depoorter font plus que la représenter : elles la disent. Dans un langage sans métaphore ni adjectif, elles ne décrivent pas mais donnent à voir. Loin de tout discours sur le réel – entreprise subjective, et plus vaine encore si l’on se réfère à l’héritage de Lacan selon lequel le langage fait du monde une représentation – la photographe ici bâtit pas à pas, maison après maison, soir après soir, une authentique narration. Elle nous installe avec elle dans ces familles, dans leurs salons, cuisines ou chambres.
Car c’est justement ainsi qu’ont eu lieu les choses. Bieke Depoorter mena un premier voyage en Russie, en 2009, le long du transsibérien et des villages oubliés. Durant ce séjour, elle frappait à la porte d’inconnus le soir venu, uniquement munie d’un morceau de papier griffonné de quelques mots demandant l’hospitalité : ne parlant pas la langue, seul le sens humain prime : l’autre, le temps, l’espace résumés dans le titre même qu’elle donnera plus tard à cette série « Ou Menya »(« avec moi » en russe).
Des familles l’accueillent ici, maintenant, aux Etats-Unis, et ce aussi pour une nuit. Mais nos idées préconçues sur cette société s’évanouissent car il ne s’agit pas là d’un document d’analyse. Le témoignage social est évacué au profit d’une percée dans le quotidien. Seul prime l’espace, tantôt empli de corps, tantôt pauvre de toute parure. Ces photographies nous pénètrent car nous pénétrons avec elle(s) dans ces univers intérieurs.
Définitivement dans les photographies de Bieke Depoorter, le récit est soutenu par un fil invisible, parce que préservé jalousement, parce que définissant chacun de ces êtres : nous assistons à une déclaration, celle de l’intime, puissante invitation.
Caroline Stein, chargée des projets culturels au collectif Tendance Floue
Bieke Depoorter
Née à Coutrai le 29.08.1986, réside à Ledeberg
Fait partie du collectif Tendance Floue