Personne ne s’intéressait à l’art dans la famille petit-bourgeoise de Bruce Davidson à Oak Park, une banlieue de Chicago, et c‘est par hasard que Bruce a vu un ami du coin qui développait des photos. Comme l’écrit Vicki Goldberg dans sa biographie de Davidson, “C’est la magie qui l’a accroché, et il est resté accro à vie.”
“ Presque tous les garçons de mon âge avaient un chien—moi j’avais un appareil photo,” a-t-il dit. Son premier appareil était un Falcon 127, puis il a reçu un Argus A2 35mm pour sa bar-mitzvah. Sachant qu’il allait recevoir ce cadeau, il était tellement excité qu’il a complètement oublié un passage de sa lecture de la Torah à la synagogue.
Sa première photo, en 1949, était un portrait rapproché à l’éclairage dramatique d’un bébé chouette pris à TrailSite, une réserve naturelle proche de chez lui. Il a remporté le premier prix de photo instantanée Kodak pour lycéens, et aujourd’hui il lui arrive de rêver qu’il rend visite à la chouette, et qu’elle se plaint: « Ils sont où, les tirages que tu m’avais promis? »
Jusqu’à maintenant Bruce a gardé secrète sa vie privée, et cette biographie est la première occasion où il laisse quelqu’un l’approcher. Grâce aux nombreuses conversations qu’il a eues avec Vicki Goldberg pendant deux ans, le lecteur apprend à connaître ses photographies, mais surtout ses motivations, ses émotions, la vie qu’il a menée pendant qu’il prenait ses photos, sa vie avec sa femme Emily Haas Davidson et leurs deux filles, et la trajectoire qui l’a conduit à devenir un des photographes documentaires les plus respectés du XXème siècle, un homme encore aujourd’hui , à l’âge de 82 ans, plein d’enthousiasme pour la photographie.
Les reportages les plus connus de Davidson sont représentés dans le livre, mais cette biographie illustrée n’est pas pour autant un simple livre d’images, elle est inspirée par le même concept que le volume sur Eve Arnold ( le premier dans la série “Magnum Legacy”), des recherches approfondies dans les archives de Davidson, qui occupent un espace considérable dans son appartement de l’Upper West Side à New York, ont permis de découvrir un grand nombre de documents d’archive inédits qui éclairent les évènements-clés de sa vie: par exemple un texte sur la photographie écrit durant ses études à Rochester, des justificatifs de parutions anciennes, des textes de reportages, des planches contact, des carnets de route, des photos de famille…. (1)
Une profonde empathie pour les marginaux se manifeste déjà dans une série réalisée par Bruce quand il était à l’Université de Rochester, sur la Light House Mission, un foyer fréquenté par des alcooliques sans abri. Son projet suivant, réalisé pendant son semestre de maîtrise à Yale, a pour sujet l’équipe de football. Il s’est concentré sur les joueurs dans les vestiaires et sur les bancs. Il voulait photographier un temps arrêté, les humeurs des joueurs, leur épuisement, et leurs réactions: “C’est la tension que je voulais photographier,” a commenté Bruce. Ses photos avaient l’apparence de documents, mais ce qui le fascinait vraiment ce n’était pas l’action: plutôt le mystère, ce qui se cache en-dessous de la surface.
Ses photos intimes et mélancoliques des Walls, un vieux couple d’Arizona, prises en 1955 pendant son service militaire, constituent son premier essai en profondeur, avec un jeu d’ombres intenses et un accent sur la lente danse des gestes. Les photos décrivent la longue intimité d’un couple qui arrive à la fin de sa vie. Il est surprenant que les Walls aient admis ce jeune homme dans leur vie sans réserve apparente.
En 1956, alors qu’il était posté dans une unité de contre-espionnage près de Paris, Bruce a photographié Madame Fauché, la veuve parisienne d’un peintre impressionniste, dans son grenier de Montmartre, avec ses murs bourrés de peintures de son mari, et dans les rues et les marchés où ils ont se sont promenés ensemble. Avec sa frêle silhouette, son manteau et son chapeau noirs, il l’a perçue comme une clé lui donnant l’accès à un passé rempli de figures comme Matisse ou Gauguin, un monde qu’il n’aurait pas connu sans elle et dont elle était une des seules survivantes. Les photographies sont pleines de douceur et de lyrisme, et parce qu’il est resté avec son sujet pendant longtemps – un trait qui définira son travail—les images construisent l’histoire de manière cumulative, à l’opposé du moment décisif de Cartier-Bresson.
Après avoir quitté l’armée en 1957, Bruce a travaillé en free-lance pour LIFE mais il n’aimait pas le genre de photos que le magazine voulait. Début 1958 il est devenu membre associé de Magnum; il allait rester membre de l’agence toute sa vie.
Sam Holmes, le documentaliste de Magnum, lui a parlé du cirque à chapiteau Clyde Beatty qui opérait dans le New Jersey, et pendant qu’il faisait des repérages, Bruce est tombé sur Jimmy Armstrong, un nain. Sa photo célèbre, sombre et profonde, de Jimmy avec son maquillage blanc debout seul près d’une tente, pensif, en train de fumer, un bouquet de fleurs en papier à la main, reflète la solitude aigüe d’un exclu, un sujet que peu de photographes aborderaient avant Diane Arbus.
En 1959 Bruce a approché un gang d’adolescents de Brooklyn, les Jokers, dont la violence avait fait la une des journaux. Réussissant à gagner leur confiance, il est resté avec le gang pendant toute une année, prenant des images intimes de leur vie dans la rue, sur une plage de Coney Island ou à Prospect Park. Alors âgé de vingt-six ans, il a ressenti un lien profond avec cette jeunesse perdue:” Je n’était pas tellement plus vieux que ces gamins mais je ressentais leur isolement émotionnel,” a-t-il commenté plus tard.
Alexandre Liberman, le directeur artistique de Vogue, a vu les photos du gang de Brooklyn, et offert à Bruce une courte carrière dans la photo de mode. Plusieurs commandes de Magnum ont suivi: une commande de groupe pour photographier le tournage du film de John Huston The Misfits – où Bruce est devenu l’ami de Marilyn; et une commande du magazine britannique The Queen pour des photos d’Angleterre et d’Ecosse. Travaillant sous une lumière faible, il a produit des tirages avec du grain, remplis de mélancolie et de brouillard, des rues de Londres et des paysages écossais. Il retournerait cinq ans plus tard en Angleterre et au Pays de Galles pour faire des portraits lyriques et romantiques des mineurs.
En 1960 Bruce a reçu une Bourse Guggenheim pour photographier “La jeunesse américaine”, et John Morris, alors rédacteur en chef à Magnum, lui a demandé de couvrir la lutte pour les Droits Civils. Bien qu’il ne se considère pas comme un photographe politique, il a accepté, et il a accompagné presque toutes les marches avec les volontaires. En 1963, il s’est rendu à Washington pour le discours célèbre de Martin Luther King “I Have a Dream”, et a pris des photos mémorables, dont celle de 1965 d’un jeune garçon pendant la marche de Selma à Montgomery qui s’était maquillé en blanc et s’était écrit le mot Vote sur le front. Cette photo est devenue un symbole du mouvement. Différentes des photos de news, les images de Bruce n’avaient pas pour sujet la violence mais étaient plus intimes et plus profondes.
Ses expériences pendant qu’il photographiait le mouvement des Droits Civils lui avaient fait prendre conscience des circonstances de la vie des Afro-Américains aux Etats-Unis, et quand, en 1966, Sam Holmes lui a suggéré une idée de reportage possible sur la 100e rue est à Harlem, il a suivi tout de suite. Avec l’autorisation de l’Association de Metro North, il s’est mis à photographier avec un appareil à soufflets grand format 4 x 5 inches monté sur trépied, un type d’appareil qui n’avait pas été utilisé jusque là pour la photographie documentaire. Il a promis à ses sujets des tirages de leurs portraits, et il a réussi à prendre des photos à l’intérieur des appartements aussi bien que dans la rue. Ses photos sont pleines de dignité , et il s’est rendu compte que “le bloc avait un moral qui ne pouvait pas être brisé.” Une bourse du National Endowment for the Arts – la première jamais attribuée à un photographe– lui a permis de poursuivre son travail à Harlem, et il a publié en 1970 le livre East 100th Street in 1970, acclamé par les photographes et un sujet de controverse pour les critiques.
En 1980, après avoir travaillé à des projets sur le Lower East Side juif, dont des portraits du prix Nobel Isaac Bashevis Singer, qui vivait dans le même immeuble que lui, et sur la Garden Cafeteria, fréquentée par des clients ayant survécu à l’Holocauste, il s’est mis à photographier en couleur le métro de New York. A l’époque, le métro émergeait tout juste d’une quasi faillite, et il était infesté par le crime et la drogue; les voitures étaient couvertes de graffiti dans les compartiments et au dehors. Apportant avec lui un petit album plein de photos prises précédemment, Bruce s’est mis à faire des portraits. Il sollicitait toujours la permission de ses sujets, et ensuite leur envoyait un petit tirage. Il a photographié au flash, avec pour résultat des arrière-plans sombres et de forts contrastes, ainsi qu’une gamme de couleurs acides et fluorescentes.
Passant du portrait à la nature, son projet suivant a été Central Park, où il a travaillé de 1992 à 1995, revenant tous les jours et par tous les temps. Il avait en tête un triptyque sur la nature dans les grandes métropoles: New York, Paris et Los Angeles, où il a photographié la nature cachée dans les murs de la ville.
Aujourd’hui, il travaille à un projet sur le Musée d’Histoire Naturelle de New York, et le sentiment de magie qui l’a accompagné depuis ses débuts est toujours là. “ Je suis encore ce gamin qui prenait des photos dans la rue, et adorait ces explorations”.
(1) La série ‘The Magnum Legacy series’, que je dirige, incarne une idée surgie dans une conversation que j’ai eue en 2012 avec John Jacobs, alors directeur de la Fondation Inge Morath: nous avons pensé que les biographies de photographes devraient être aussi sérieuses que celles d’écrivains, musiciens et peintres, et devraient utiliser à fond la ressource des archives. La série est produite en collaboration entre les editions Prestel et Magnum Foundation, New York. Les prochains volumes , sur Inge Morath et Josef Koudelka,sont en préparation.
LIVRE
Bruce Davidson: Une biographie illustrée
Texte de Vicki Goldberg
Préface de Susan Meiselas et Andrew E. Lewin
Inside a Living Archive: Tessa Hite
Editeurs : Prestel & Magnum Foundation
http://www.magnumphotos.com/BruceDavidson
http://prestelpublishing.randomhouse.de