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Brice Toul: Errances sur les Tribulations d’Alexey Brodovitch, Mentor de Richard Avedon et d’Irving Penn

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Ma rencontre avec Alexey Brodovitch

Adolescent, la photographie de portrait me fascinait. C’est à 20 ans, âge où je m’abreuvais encore d’images que je découvris conjointement aux œuvres d’Avedon et de Penn, les travaux de mises en pages d’Alexey Brodovitch. La revue « PHOTO » de novembre 1982 relatait sa vie de directeur artistique et son épopée américaine chez Harper’s Bazaar.

En février 2017, pour les besoins d’un reportage télévisé auquel je participais, j’apprisle passage entre 1942 et 1945 de Georges Brodovitch, frère cadet d’Alexey à Oppède-le-vieux. Plus tard, suite à mes recherches, je découvrais le lien d’Alexey avec ce village. En effet, dès 1938, il fut propriétaire d’un moulin à huile et d’un Prieuré -situé plus haut-, dans lequel il souhaitait enseigner l’art à des étudiants. L’avènement de la seconde guerre mondiale stoppa ce projet. Malgré la qualité des renseignements dont je disposais, par le biais des travaux universitaire de Nathalie Cattaruzza ou encore ceux de Gabriel Bauret, il m’était impossible d’appréhender les raisons du retour de Brodovitch à Oppède-le-vieux en 1966 et sa fin de vie au Thor.

Aujourd’hui, s’agissant de la présence d’Alexey Brodovitch dans ce département du Vaucluse qu’il aimait tant, force est de constater qu’elle est totalement passée inaperçue ! En effet, à ce jour, aucune rue, aucun centre culturel ou école d’art, aucune plaque apposée sur l’une de ses maisons n’évoque sa mémoire. Au cimetière communal du Thor où il est enterré, il n’y a rien ; avant ma venue en mairie, les services d’état civil étaient dans l’incapacité de localiser l’endroit où se trouvait sa sépulture !

De Camus à Picasso, en passant par André Lhote et Dora Maar ou plus près de nous, Yves Bonnefoy, Henri Cartier-Bresson, François Nourissier ou Jean Lacouture entre autres, cette région du Luberon a toujours su reconnaître la légitimité des artistes et gens de lettres qui y ont créé ou l’ont aimée ; aucun ne s’est vraiment volatilisé.

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Il est un peu plus de 11 heures, en ce 24 octobre 2018. Je m’apprête à quitter Michel Brodovitch, architecte des Bâtiments de France à la retraite. Son domicile se situe sur les hauteurs d’Avignon. Nous venons d’évoquer une partie de l’histoire de sa famille et plus précisément l’itinéraire de deux hommes aux destins invraisemblables, unis par un lien fraternel. Celui de Georges[1] son père, et celui de son oncle Alexey. Sur l’écran d’ordinateur de mon hôte, défilent plusieurs dizaines de clichés correspondant à un peu plus d’un siècle d’archives familiales. Des portraits et moments de bonheur d’une famille de Russes blancs, captés entre Saint-Pétersbourg, New-York, Paris et la Provence ; y figurent aussi quelques croquis exécutés par son oncle, sur papier jauni. Des visages adjacents, côtoyés lors de l’une de ses hospitalisations.

En cette journée clémente du 24 octobre, malgré la profonde intensité du ciel, je prends conscience de l’aboutissement de l’été indien. Sous l’impulsion du mistral, de rares moutons blancs déferlent au loin sur le Rhône. Étrangement, la vue éloignée et silencieuse de ce train à grande vitesse qui traverse le pont entre les deux rives du fleuve me procure un sentiment d’apaisement. C’est un peu comme si, abreuvé de cette farandole d’images, depuis ce point de vue dominant, j’étais en capacité de suivre le trajet d’une flèche et connaître son but sans même l’avoir décochée. Mais revenons à la famille de Michel et notamment à son oncle Alexey.

J’ai entendu parler d’Alexey Brodovitch pour la première fois en novembre 1982. Une exposition conçue à l’initiative du photographe Georges Tourdjman[2] lui avait été consacrée au Grand Palais. Parallèlement à cet événement, le magazine Photo publiait un article : « Brodovitch, hommage au plus grand directeur artistique de tous les temps ». J’y découvris l’existence d’un homme au destin peu banal.

Né à Ogolitchi dans le nord-ouest de la Russie en 1898, son père Cheslav, issu d’une famille aristocratique polonaise exerce la profession de psychiatre. Sa mère Ludmilla est peintre amateur.

En 1905, pendant la guerre russo-japonaise, le père de Brodovitch est nommé directeur d’un hôpital de prisonniers japonais. Une mutation professionnelle conduira la famille à Saint Pétersbourg où Cheslav dirigera un établissement psychiatrique. Ayant fait un héritage important, la famille vit très confortablement.

En 1914, à la veille de la première guerre mondiale, alors qu’il est supposé entrer à l’Académie des arts, Alexey fait une fugue et rejoint l’armée russe. Il est ramené au foyer par son père qui finalement, accèdera à sa demande en 1915 ; année où il intègrera le Corps des Pages, une académie militaire chargée de former des officiers pour l’armée du Tsar. Il obtient le grade de Lieutenant, puis de Capitaine et rejoint la cavalerie impériale sur les champs de bataille.

Combattant les Rouges Bolcheviques dans les rangs de l’armée Blanche, il est blessé à Odessa et effectue sa convalescence à Kislovodsk dans le Caucase en 1918. Il y rencontre Nina Proskouiakoff[3], une infirmière, qui plus tard, deviendra sa femme.

Quelques mois plus tard, c’est depuis Constantinople, où la famille se trouve à nouveau réunie, qu’ils gagneront la France.

 

Alexey Brodovitch choisit de s’installer à Paris, à Montparnasse ; il veut y devenir peintre. Peu de temps après, Nina le rejoint et travaille comme couturière. Ils vivent de manière très modeste dans une chambre d’hôtel. Tout en effectuant des travaux de peinture en bâtiment, Alexey assiste aux cours de l’académie Vasilyev en compagnie d’Altman et de Chagall. Il obtient son premier travail en 1920, engagé par Serge Diaghilev[4] pour peindre les décors destinés aux fameux Ballets russes. Brodovitch y croisera de nombreuses personnalités, Picasso, Matisse, Léonor Fini, Cocteau et se liera d’amitié avec Salvador Dali. A partir de 1922, son travail est remarqué, il commence à vendre ses toiles, réalise des décors de tissus, de porcelaine, de cristallerie pour des maisons parisiennes telles que Rodier, Poiret, Bianchini, et intervient régulièrement pour le compte des imprimeurs Tolmer, Deberny-Peignot et Draeger. Cette période sera décisive dans sa manière d’appréhender l’illustration et la typographie.

En 1924, il remporte un concours d’affiche parrainé par Picasso pour le Bal Banal du 24 mars. Son fils Nikita naît le 5 août de cette même année. En 1925 Alexey Brodovitch participe à l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes. Il y recevra plusieurs récompenses qui lui permettront d’aborder une carrière « d’artiste commercial » en réalisant par exemple, dès 1926, des travaux de décoration intérieure et graphique pour le restaurant Prunier ainsi que des affiches publicitaires pour Martini, Le Printemps, Le Bon Marché, dans le cadre de sa collaboration avec l’agence de publicité Maximilien Vox.

En 1928, Brodovitch sera engagé par Robert Block, directeur du studio d’art des Trois Quartiers, Athélia à la Madeleine. Il deviendra rapidement directeur artistique de cette structure, mais également de ses annexes Madelios et Medith. Il continuera néanmoins de réaliser des affiches publicitaires en indépendant signées « Atelier A.B ».

En 1929, il crée « Le Cercle » une association ayant pour but de promouvoir le travail des artistes commerciaux.

 

La famille Brodovitch s’installe aux États-Unis en 1930. Alexey enseigne la photographie et le graphisme publicitaire à la Philadelphia Museum School of Industrial Art. Il poursuit par ailleurs son métier de graphiste indépendant et son activité de peintre. Ses œuvres sont exposées en 1933, à la Crillon Gallery de Philadelphie. Il commence à organiser à la Philadelphia Museum School un atelier de réflexion appelé le Design Laboratory[5], où se côtoient des étudiants et des artistes professionnels venus du théâtre, de la photographie, du design et de la mode.

En 1934, il réalise à New York l’installation de l’exposition annuelle de l’Art Director’s Club. Son travail est remarqué par Carmel Snow, rédactrice en chef de mode de la revue Harper’s Bazaar qui l’invite à prendre la direction artistique du magazine. Dès lors, se consacrant au graphisme éditorial, la quête de Brodovitch sera de réformer les techniques de mises en pages en jouant davantage avec le contenu visuel de l’espace imprimé. Souhaitant établir de subtils rapports entre la typographie, l’espace blanc et la photographie, il se réapproprie une police de caractère néo-classique tombée en désuétude, la Bodoni, et instaure le principe d’une dynamique au sein de la double page, proposant parfois une série d’images séquentielles qui incitent le lecteur à rentrer dans son propre discours narratif.

A partir de 1935, il conçoit de nombreux catalogues, remporte plusieurs prix, organise des expositions, devient directeur artistique de Saks Fifth Avenue et de I.Miller&Sons, puis conseiller artistique pour des agences gouvernementales telles que La Croix-Rouge américaine.

En 1945, il signe la mise en page du livre de André Kertesz « Day of Paris ». La même année sera publié « Ballet ». Il s’agit d’un livre de photographies prises par Brodovitch lors des représentations des Ballets russes aux États-Unis entre 1933 et 1937. L’approche avant-gardiste de l’ouvrage incluant un essai du poète Edwin Denby[6]est jugée déconcertante ; l’éditeur n’en publie que quelques centaines d’exemplaires. En effet, tout ce qui est proscrit dans le discours conventionnel de la photographie de spectacle de l’époque est utilisé pour enrichir la démarche artistique de l’auteur. Equipé d’un appareil photo 35mm et d’une pellicule de haute sensibilité, Brodovitch capte la faible lumière ambiante à main levée. Affronte la violence des contre-jours pour saisir la fluidité des entrechats, ose les flous induits par des temps de poses rallongés sur quelque pirouette fouettée, ou la furtivité d’un grand jeté. Tapi dans l’ombre du rideau de velours, c’est avec bienveillance qu’il dévoile un profil féminin attentif en coulisse. Sa technique et ses angles de prises de vues sont inusités, il est inventif, génial et autorisé.

En un peu plus de deux décennies, Alexey Brodovitch est devenu l’archétype du directeur artistique moderne et le mentor de toute une génération de photographes, de Diane Arbus à Georges Tourdjman en passant par Lisette Model, Man Ray, George Hoyningen – Huene entre autres.  Après 24 années passées à la direction artistique de Harper’s Bazaar, son répertoire de spéculations visuelles est colossal ; il a tout exploré : de grandes doubles pages blanches avec réitérations pour Brassaï ou Munkácsi, la parité agrémentée de légendes en bandeaux pour Avedon et Penn, des paginations en diagonale pour Henri Cartier-Bresson ou Blumenfeld, ou des contrastes dimensionnels pour Hiro et Kertesz.Entre 1949 et 1951 il est rédacteur en chef et directeur artistique de la revue d’arts graphiques intitulée Portfolio. Dès 1953, il intervient à plusieurs reprises au département de design et d’architecture de l’Université de Yale.

A partir de 1958, la santé d’Alexey va se dégrader. Conjointement, l’esprit collaboratif et entrepreneurial dont il a toujours fait preuve à l’endroit de la famille Hearst, propriétaire de Harper’s Bazaar, va quelque peu s’essouffler. Souvent absent, pris de boisson, ses fonctions de directeur artistique s’en trouvent affectées. Il quittera le groupe de presse de Citizen Kane[7]la même année et sera mis à l’écart du milieu de la mode et de la publicité. Dès lors, son existence que l’on aurait pu qualifier de romanesque, va connaître un enchaînement de vicissitudes. En 1959 Brodovitch va consacrer une partie de son temps à la mise en page de « Observations » de Richard Avedon. Porté au pinacle par l’ensemble de la critique ce livre préfacé par Truman Capote[8]connaîtra un large succès commercial, mais peu à peu, la perte de son emploi, l’incendie de sa maison de East Hampton, le décès de son épouse Nina en 1960 vont le faire sombrer dans une longue dépression et le conduire à effectuer plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Cependant, il mènera à bien de rares projets : Saloon Society de David Attie[9]en 1960, une affiche pour la Container Corporation of America, dans le cadre de la campagne « Great Ideas of Western Man » en 1962. A partir de cette date, les interventions qu’il fait dans le cadre du Design Laboratory deviennent sporadiques ; il signera d’ailleurs sa toute dernière collaboration en travaillant à lamise en page du livre de Pedro Guerrero[10]sur Calder en 1966. Se trouvant dans l’incapacité d’honorer la moindre commande, il quittera définitivement les États-Unis cette même année, pour revenir en France à la demande de son frère Georges. Alexey et son fils Nikita[11]s’installeront dans une maison du hameau des Petitonsà Oppède-le-Vieux[12].

Il décèdera au Thor[13]en 1971. Cette révélation de l’article du magazine Photo paru en 1982 suscitera des questions qui resteront longtemps en suspens jusqu’à ce que, par hasard, en février 2017, pour les besoins d’un reportage télévisé auquel je participais, je me penche brièvement sur l’histoire d’Oppède-le-Vieux.

La période 1939-1942 retint mon attention. Elle concernait une communauté d’artistes et d’étudiants en architecture venus en zone libre dès 1940 pour fuir le nazisme. Il y avait là, entre autres, Consuelo de Saint-Exupery et Bernard Zehrfuss, Albert Remy et sa femme Yliane, Florent Margaritis, Etienne Martin et un certain Georges Brodovitch, frère d’Alexey. Ces jeunes gens ambitionnaient de relever le village en ruines. Le « Groupe d’Oppède » compta jusqu’à 37 membres, mais en janvier 1945, ils n’étaient plus que cinq à la suite du départ de leur leader Bernard Zehrfuss[14]en 1942.

Au fil de mes investigations, je découvris qu’Alexey, souhaitant faire découvrir la Provence à ses élèves américains, précéda pour ainsi dire son cadet en faisant l’acquisition d’un prieuré du XIIème siècle et d’un moulin à huile, quelques mois auparavant, en 1938.  Cependant, l’épopée fraternelle avortera, les stigmates de l’utopie de Georges et de ses acolytes perdurent mais certains pans de murs du village ne cessent de flancher. Le Design Laboratory provençal d’Alexey ne verra jamais le jour en raison de la guerre et du succès que son travail éditorial et publicitaire rencontrera Outre-Atlantique.

Handicapé par les séquelles d’une fracture de la hanche survenue quelques mois avant son départ pour la France, Alexey ne pourra se lancer dans une longue et coûteuse rénovation du prieuré d’Oppède-le-vieux. Ce dernier sera vendu le 22 mars 1969 au Comte Pierre De Beaumont[15]. La vente de ce bien permettra à Brodovitch de faire l’acquisition d’une modeste maison de plain-pied dans le village du Thor.Peu concerné par l’aspect matériel des choses depuis toujours, mais très attaché aux valeurs familiales, le rapprochement d’Avignon, de la famille de Georges, son frère cadet et d’amis photographes ou artistes lui rendront la vie moins difficile que ce qu’elle aurait pu être à New-York.

Aujourd’hui, je tente de croiser la route de personnes l’ayant connu ici, en Provence. En ce début d’été 2018, je rencontre Raymond, trop jeune à l’époque pour avoir des souvenirs des années 1968-1971. Nous marchons en direction d’un jardin clos où se trouvent Marie et Robert, un couple d’octogénaires.

« Oui, les photographes russes ! Ils habitaient là, au numéro 179, à l’époque ce n’était pas indiqué … Parfois, le fils partait photographier les gens dans le village, on le sentait tout excité ! Le monsieur âgé était un homme courtois mais discret. Dans les premiers temps, on les voyait beaucoup, ils recevaient parfois la visites de gens équipés de caméras et d’appareils photos, et puis plus tard, à la suite d’une amputation, le plus jeune des deux hommes est devenu très handicapé ! On le voyait tomber de sa chaise roulante et tenter de se relever, mais il y a longtemps maintenant… Ils étaient tous deux très malades. A la fin, quelques temps avant son décès, le vieil homme tenait à peine debout et marchait avec deux cannes. C’était si triste… »

 Je m’apprêtais à prendre congé du couple lorsque j’entendis des bruits d’agitation de l’autre côté de la rue. Une jeune femme accompagnée de ses enfants sortait du numéro 179. Sans hésiter, j’allai à sa rencontre et expliquai maladroitement ma démarche…

Sandra me fait entrer dans sa maison, il y fait sombre. J’ai du mal à échanger, ne serait-ce que brièvement. Quelques mots me viennent à l’esprit en ritournelle désordonnée, je tente de les rassembler : il s’agit de ce précepte asséné aux étudiants par le professeur Brodovitch « Commence sans appareil photo, découpe une fenêtre dans un morceau de carton. Observe, découvre ce que tu vas photographier. »Inconsciemment, j‘applique la consigne.

Derrière cette trouée imaginaire, l’espace est circonscrit, il y a comme un tunnel, et sans doute issus de mon imagination, quelques reflets vacillants, témoins d’une présence invisible. Les murs de cette petite maison où Alexey a fini ses jours sont aveugles d’est en ouest, côté nord, la porte donne sur une avenue empruntée par les autos. Par-delà la véranda située au sud, on tombe sur un modeste jardin qui s’étire de tout son long jusqu’à la voie ferrée.

Sandra et moi parlons de photographie : Je lui montre deux portraits d’Alexeï publiés. Celui de Tony Ray-Jones datant de 1968, pris à Oppède-le-Vieux, sur lequel il semble amusé de se faire lécher l’oreille par « Hop », le petit teckel de Nikita, installé dans ses bras. Et puis un autre, plus tragique, sans doute saisi ici, dans cette maison, le représentant debout, sur fond neutre. Cette photo de Richard Avedon, datée du 9 février 1970 donne à voir un cacochyme extirpé d’une zone abyssale. Cigarette à la main, juché sur des béquilles, il est dégingandé, comme paré à se fondre dans la blancheur immaculée de l’arrière-plan.

J’aurais sans doute dû me sentir rasséréné au sortir de cette rencontre, mais au plus profond de moi-même, je tâtonnais dans des détails incongrus, liés à la fin de parcours d’Alexey. Je décidais de retourner à Oppède-le-vieux.

René De Beaumont[16], propriétaire du Prieuré aura la gentillesse de me donner accès à ce qui fut la fierté de son père et l’illusion d’Alexey. La porte d’entrée située côté nord est à l’image de la façade : majestueuse. En entrant, je suis frappé par la hauteur infinie de la voûte. Pour accéder au cloître situé au-dessus, il faut franchir d’épaisses dalles polies. Nous déambulons dans la cour gazonnée avant de nous attabler quelques instants sous les arcades pour regarder des albums de photographies retraçant le gigantesque travail de rénovation entrepris par deux générations. Au fond de la cour, entre d’imposants rochers et quelques murets épousant les espaliers se trouve un étroit passage conduisant à une maisonnette située à l’ouest. Juste à côté de l’entrée de celle-ci, un escalier, dont les marches fichées à même le mur extérieur donne accès à une terrasse proposant une vue panoramique. On remarque d’emblée, au loin, côté nord, le pâle sommet du Mont Ventoux, Gordes et, plus à l’est, le village de Ménerbes. À quelques encablures à l’ouest, se dresse la forteresse moyenâgeuse et plus près de moi encore, comme posée sur l’éperon rocheux, la Collégiale Notre Dame d’Alidon. Je ne puis détacher mon regard de la douceur qui émane de la combe plus au sud ; du contrebas jusqu’à la crête, elle est peuplée de cèdres, chênes, pins et cades séculaires qui semblent émerger d’une brume d’encens. Cette vue sacralisée aurait très bien pu être croquée par un peintre chinois. Sans doute apaisé par tant de sérénité et par cette parfaite équation minérale et végétale, il était légitime qu’Alexey – à l’époque quadragénaire – ait choisi ce lieu idyllique pour y installer son « Design Laboratory » car cet endroit est indéniablement propice à la réflexion, au travail et à la création.

Peu de temps après, je prenais contact avec Bénédicte Tourdjman[17]. Cette dernière me donna de précieuses indications ainsi que les coordonnées de l’un de ses amis photographes : Jean-Claude Dewolf [18]qui a séjourné pendant de longues années du côté de Ménerbes.

Jean-Claude et moi échangeons au téléphone de manière cordiale durant quelques minutes, il me dit posséder un témoignage photographique de ses visites à Alexeï. Ses propos sont clairs et ses souvenirs d’une extrême précision ; cela me trouble. Peu avant de conclure il me confie : « Bénédicte vous a-t-elle dit qu’Alexey était mort dans mes bras ? » Non, je l’ignorais…

Quand on s’exerce soi-même à l’art du portrait photographique, en un ou cent clichés, on découvre au fil du temps que la réussite de son entreprise ne peut totalement reposer sur cette combinaison hasardeuse qu’est l’improvisation mêlée d’un soupçon de technique et de chance.

Brodovitch le savait et voulait mettre ses disciples à l’abri d’une certaine forme de dilettantisme leur prodiguant davantage le goût du travail et de l’application, de la persévérance et de l’Observation.  Malgré tout, l’aboutissement de trajectoire de cet artiste m’embarrasse à plusieurs titres.

A t- il manqué de clairvoyance lui qui avait su jusqu’alors imposer à sa destinée une ligne droite sans embûches ? Certainement pas…  A l’apogée de son art, cet homme fortuné possédera successivement : un appartement à New-York, une résidence secondaire dans le Connecticut, une ferme en Pennsylvanie, une propriété à East Hampton, un Prieuré et un moulin à huile en Provence ! Malheureusement, aucun de ces biens ne deviendra le théâtre d’une retraite paisible. Trois furent détruits par des incendies[19]et l’un de ceux d’Oppède-le-Vieux, en cette année 1966 n’est que ruine à ciel ouvert. Brodovitch ne pourra sortir indemne de toutes ces péripéties ; mais qui l’aurait fait ?

En cet après-midi du jeudi 15 avril 1971, l’ultime chapitre, celui de ces cinq années d’exil contraint, va se clore définitivement, aux antipodes des mondanités.

Juste avant de fermer les yeux et de rejoindre le grand espace blanc qui lui était consubstantiel, le vieil homme alité et grabataire confiait à Jean-Claude – tout à proximité – sa dernière attente secrète ; en effet il avait encore à dessein de transmettre.

Il y a peu, voulant me recueillir sur la tombe d’Alexey, je me suis de nouveau rendu au Thor, avec en main, en guise de plan, le témoignage photographique détaillé que Jean-Claude, présent aux obsèques, avait bien voulu me faire parvenir. On y voit notamment, une vingtaine de personnes abritées de parapluies, suivre un cortège funéraire se dirigeant vers le cimetière, et quelques instantanés saisis le long d’un mur patiné. Cela se passe dans la grisaille d’un jour de printemps pluvieux et, bizarrement, les gouttes d’eau et l’humidité n’ont pas embué l’objectif du Leica : la définition des clichés est invraisemblable.

J’essaie de localiser l’endroit à l’aide des photographies mais il n’y a rien, aucun nom, ni pierre tombale, les hauts cyprès que j’aperçois de l’autre côté du mur sur la partie gauche de l’épreuve ont été coupés…

Plusieurs tentatives infructueuses m’incitèrent à renoncer car même en mairie, on ne pouvait me renseigner. Finalement, en agrandissant un détail figurant sur l’une des photos prises lors de l’inhumation -entre un parapluie et quatre hommes courbant l’échine pour mettre le cercueil en terre- je pus entrevoir un nom apposé sur une croix de bois sombre, celle du tombeau voisin.

La sépulture d’Alexey Brodovitch est là, me dis-je, juste au-dessous de cette fleur de Valériane dressée sur sa tige. Même s’il n’était plus, depuis bien longtemps déjà, en quête de lumière et de flamboyance lorsqu’intervint ce repli provençal, les photographies de Jean-Claude auront contribué au fait que ce rectangle de terre aride devenu anonyme ne tombe pas définitivement dans l’oubli.

J’accueille la conclusion de cette histoire, au seuil de cette invisible stèle, comme un humble clin d’oeil du destin.  Mais qui se souvient de Brodovitch aujourd’hui demandai-je ? et Bénédicte de me dire :

Le monde de la photographie ne l’oubliera jamais, il a ensemencé l’univers de l’art de son génie pour l’éternité.

Brice Toul

Je remercie tout particulièrement : Bénédicte Tourdjman, Jean-Claude Dewolf, Michel Brodovitch, Victorine de Beaumont et le service d’état civil de la commune du Thor de leur aide précieuse ainsi que Nathalie Cattaruzza et Gabriel Bauret dont les travaux m’ont aidé à avancer dans mes recherches.

 

Notes

[1]Georges Brodovitch (1912-1981) Architecte français instigateur du « Groupe d’Oppède », a mené de nombreux projets au Maroc, en France et aux États-Unis

[2]George Tourdjman (1935-2016) Photographe français élève de Brodovitch à New-York dans les années 60

[3]Nina Proskouiakoff-Brodovitch (1898-1960)

[4]L’approche de Serge de Diaghilev va influencer Brodovitch dont la carrière toute entière consista à échanger avec différentes catégories d’artistes et à les faire collaborer entre elles.

[5]Ces cours se sont déroulés à New-York durant la période 1933-1966, Brodovitch voulait poursuivre l’expérience chez lui en Provence. Jusqu’à la fin de sa vie il a eu le désir de transmettre.

[6]Écrivain, poète et critique de danse américain (1903-1983)

[7]Le magnat de la presse William Randolph Hearst a inspiré ce film dramatique réalisé et interprété par Orson Welles en 1940.

[8]Écrivain américain (1924-1984)

[9]Photographe américain (1920-1982)

[10]Photographe mexicain (1917-2012)

[11]Nikita Brodovitch (1924-1988)

[12]Village du Luberon situé dans le département du Vaucluse

[13]Commune située dans le département du Vaucluse

[14]Zehrfuss quitte Oppède en novembre 1942 pour gagner l’Afrique du Nord et les Forces Françaises Libres

[15]Pierre De Beaumont (1910-1995) Diplomate, écrivain et traducteur français

[16]René De Beaumont (1941) Historien français

[17]Épouse du photographe Georges Tourdjman, qui fut élève de Brodovitch à New-York

[18]Photographe publicitaire français né en 1937

[19]1938 : Incendie de sa résidence secondaire dans le Connecticut.

1956 : Incendie de sa résidence de Phoenixville en Pennsylvanie.

[20] 1959 : Incendie de sa maison de East Hampton, Long Island

 

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