Il est des absurdités qui disent le monde. Une cravate surdimensionnée envahissant Londres et prenant le contrôle de la rue, ce pourrait être loufoque ; c’est surtout éminemment réel. Qu’est Londres aujourd’hui si ce n’est un centre de la finance mondiale, une mégapole aux mains des cols blancs ? Plus de trente-cinq ans après la nomination de Margaret Thatcher au poste de premier ministre, l’Angleterre a oublié qu’elle fut un grand pays industriel. Les ouvriers furent submergés par les années quatre-vingt. Les autres pays occidentaux, Etats-Unis et France en tête, ont eux aussi vécu le basculement d’une économie secondaire vers une économie tertiaire et ce, souvent avec autant de violence contenue. Mais comment photographier ces nouvelles élites qui n’ont d’apparat qu’un costume érigé en uniforme de classe et pour tout environnement un bureau et des murs blancs ? A son arrivée à Londres en 1972, Brian Griffin reçoit d’un magazine anglais Management Today une commande pour photographier le monde du travail. L’échec pointe au bout de la camera. Le directeur artistique, ancien de Camera, un magazine photographique trilingue, a beau le comparer à Robert Frank, rien ne satisfait Brian Griffin. Les cadres posent figés devant l’appareil.
Il lui faudra deux ans pour faire ce qu’il considère être sa première bonne photographie : London Bridge. La photographie est prise de la banquette arrière d’un taxi. Une horde de passants de dos et en ligne sont contenus entre les deux garde-corps d’un pont londonien. Il y a dans cette image quelques-unes des obsessions de Brian Griffin : l’uniformisation de la société bureaucratique, la violence et l’absurdité du monde, et la pénitence des hommes. Ces préoccupations sont le fruit d’une expérience personnelle. Brian Griffin a alors un quotidien à mille lieues de l’image glamour et subversive du photographe des années 1970. Recevant des commandes de Management Today pour photographier les employées et patrons, il prend conscience qu’il partage nombre de leurs habitudes : un réveil à 5h30 du matin, un retour à la maison vers 20h30, et entre, des journées dédiées au travail. « J’ai probablement le style de vie d’un cadre supérieur. Je ressemble à ceux que je photographie », écrit-il ainsi dans les années quatre-vingt. Cette communauté de destin désespère alors Brian Griffin, venu à la photographie pour conjurer son destin d’enfant d’ouvriers ayant grandi dans le Black Country, région industrielle du centre de l’Angleterre. Certes, il ne travaille plus à l’usine, mais la vie d’un cadre connait-elle plus de réjouissances ?
Brian Griffin continue de traiter de ce chemin de croix des hommes dans Copyright 1978, premier livre de photographie autopublié en Angleterre. Les stations les plus iconiques du supplice christique sont là. Dans Ballroom, image faite au temps de son apprentissage à l’école de photographie de Manchester, un homme de dos s’essuie le front d’un voile à l’instar de l’épisode de Véronique. Le voyage à Moscou en 1974 est lui aussi réutilisé. Des curieux et badauds se regroupent sur ce qui pourrait s’apparenter au mont Golgotha, un homme se tient seul sur un mémorial telle une réminiscence de la crucifixion. En 1975-1976, Martin, un ami du photographe, est photographié dans le décor intimiste et ascétique de l’appartement de Brian. Il mime la descente de croix sur le lit du photographe, puis l’ascension dans une photographie que Brian Griffin utilise en couverture de l’ouvrage. Deux bouteilles de vin posées sur la table en formica de la cuisine font, elles, écho au sang du Christ. Mais Brian Griffin ne singe pas le martyr du Christ. Il montre combien la Passion se retrouve de façon inattendue dans la vie quotidienne et privée de ses contemporains. Les décors sont simplifiés à l’extrême, les personnages naturellement vêtus d’un costume sombre. Ce pourrait être n’importe qui, n’importe où dans l’Occident de l’époque. Brian Griffin fait l’amer constat que son tourment est partagé et vécu par d’autres que lui.
Ce versant plus sombre de son travail se retrouve dans un projet pour une exposition collective à la Photographer’s Gallery en 1983. Le photographe choisit de répondre au sujet imposé – London de nuit – en traitant d’une attaque nucléaire sur la ville. Si l’iconographie chrétienne est moins évidente, le photographe continue d’évoquer la transcendance et la présence de l’invisible dans le monde tangible. A cette fin, il utilise un artifice inhérent à la photographie et déjà présent dans son travail des années soixante-dix : le halo de lumière. Ceci rappelle le halo des saints comme celui de la solarisation chère aux surréalistes. Car Brian Griffin aime autant s’atteler à un sujet de façon sérieuse – la référence à la peinture religieuse n’est pas étrangère à cette veine – que sur un mode plus absurde et satirique que viennent accentuer le surréalisme et la transposition du réalisme socialiste dans l’une des grandes économies capitalistes.
Lorsque dans ses commandes pour les magazines au cours des années quatre-vingt, il doit traiter du monde du travail, Brian Griffin active ces deux références. Les ouvriers sont magnifiés. Dans sa série Workers de 1986 faite en hommage à son père décédé, Brian Griffin fait poser les ouvriers allongés, leurs outils sur le corps, en référence assumée aux tombes des chevaliers dans les cathédrales. A l’inverse, les cols blancs et patrons sont des armées de combattants. Souvent en groupe, quand les ouvriers sont la plupart du temps isolés, ils sont au mieux loufoques, au pire angoissants. Bureaucracy de 1987 fait indéniablement penser à l’univers kafkaïen autant qu’au film Brazil de Terry Gilliam sorti deux ans plus tôt. Chez Brian Griffin, le réel est toujours à la limite de la science-fiction. Par ce recours à la dystopie, le photographe montre le cauchemar de la vie sous le Thatchérisme. Certes, Brian Griffin profite de l’argent qui coule à flot et qui permet aux entreprises d’éditer des catalogues aussi beaux que des livres d’art. Certes, durant cette décennie, les entreprises deviennent des lieux à la mode faisant de Brian Griffin un photographe tendance. Et certes, le costume sombre est alors un vêtement dernier cri porté par les musiciens new wave de l’époque pour lesquels, en toute logique, Brian Griffin fait de nombreuses couvertures d’album. Mais ce nouveau monde que dépeint le photographe se construit sur les décombres des usines fermées, des travailleurs au chômage quand ils ne sont pas morts sur les chantiers. Cette lutte des classes, Brian Griffin en fait l’amère expérience au sein de sa propre vie : une enfance chez les ouvriers dont il porte haut la fierté ; une vie d’adulte au cœur de la City de Londres des années quatre-vingt, entre rock stars et personnages à la Bret Easton Ellis.
Anais Feyeux, Curatorial Director, Steven Kasher Gallery, New York City
EXPOSITION
Brian Griffin: Capitalist Realism
A voir également : Meryl Meisler
Du 25 février au 9 avril 2016
Steven Kasher Gallery
515 W. 26th St.
New York, NY 10001
Etats-Unis
Ouvert du mardi au samedi de 10h à 18h
http://www.stevenkasher.com
http://www.briangriffin.co.uk