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Boris Mikhailov – L’Âme, un subtil moteur à explosion

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Le CRP/ consacre une exposition personnelle à l’artiste ukrainien Boris Mikhaïlov, figure internationale de la photographie contemporaine. En écho à l’histoire industrielle de la région, il a choisi de présenter dans la galerie du CRP/ la série Promzona, produite en 2011 pour la Biennale de Kiev et montrée pour la première fois dans une institution en France, et la série Salt Lake réalisée en 1986.

Boris Mikhaïlov est un artiste en perpétuelle invention capable d’inaugurer de nouvelles pratiques formelles dès les années 60 avec la série Yesterday’s Sandwich (1966-68), de mettre en scène les clochards de Kharkov dans une véritable fantasmagorie urbaine dans Case history (1997-98). A travers les deux séries présentées dans l’exposition, l’artiste nous plonge dans son histoire nationale, du passé soviétique à l’Ukraine actuelle. Vision sensible, nostalgique mais acérée et engagée, il nous propose un travail sans concessions s’incarnant à la fois dans une observation féroce de l’humain et la mise en images d’une Histoire, celle de l’ex-bloc soviétique, de ses grandes heures à son effondrement jusqu’aux promesses démocratiques non tenues de l’ouverture capitaliste.

L’artiste revisite avec son objectif des lieux ancrés dans son propre passé. Promzona en 2011 montre un site où il a travaillé comme ingénieur quarante ans auparavant à Kharkov, fleuron industriel de l’Ukraine prés du bassin houiller du Donbass. Salt Lake est une série photographique réalisée en 1986 à Slaviansk, la ville d’origine de son père dans le Donbass.

Les vues d’usines témoignent de la trace encore active du passé de Kharkov, atelier métallurgique géant de l’Union Soviétique et maintenant de l’Ukraine d’où sortent en grand nombre depuis 1920 équipements et machines. Ces complexes industriels sont la survivance d’un âge mythique où la Révolution était portée par la puissance de l’industrie, où les artistes exaltaient la beauté des machines. Le Futurisme et le Constructivisme avec Alexandre Rodtchenko, Vladimir Maïakovski, représentaient l’art de la nouvelle Russie. La peinture, l’architecture, la photographie proposaient une construction géométrique de l’espace en mettant en avant l’importance structurante de la ligne et le dynamisme des formes, vision proche de l’esthétique cubiste. Les compositions circulaires de Promzona ne sont pas sans évoquer par analogie formelle les tondos de Braque et de Picasso. Il déconstruit la prise de vue industrielle par le choix de ses angles de cadrage et de ses points de vue. L’agencement des plans et des lignes crée une beauté géométrique. Passerelles, échelles, plateformes construisent un parcours aérien au coeur des assemblages de piliers et de tuyaux. Par l’effet d’une contre-plongée, le regard est aspiré vers le ciel dont l’azur contraste avec le noir des poutrelles et la couleur rouille des énormes tuyaux. Une silhouette humaine montre l’échelle, un ouvrier en combinaison orange est en suspens sur un plan incliné tel un funambule ou ces ouvriers accrochés aux poutres par Fernand Léger dans sa grande toile de 1950 Les Constructeurs. Acteur d’un ballet mécanique sur une scène faite d’angles et d’axes entrecroisés, l’homme est un rouage de la belle machine, « Krasnaya Mashina ».

Les cœurs sont comme des moteurs, l’âme un subtil moteur à explosion (Vladimir Maïakovski, Ecoutez si on allume les étoiles, 1918).

Salt Lake est la chronique de quelques heures au bord de l’eau. Slaviansk est une station thermale du Donbass réputée pour les bienfaits thérapeutiques de ses eaux salines et de ses boues. On voit des baigneurs agglutinés en groupes joyeux, ils sont allongés sur la rive, s’enduisent de boue, bavardent dans une ambiance détendue et familiale. C’est une séquence de plaisirs populaires et simples qui peut rappeler le cinéma de Marcel Carné, Nogent, eldorado du dimanche, 1929 ou du berlinois Robert Siodmak Des hommes, le dimanche, la même année. Les corps des baigneurs sont ordinaires, souvent replets et boulots, bien loin des canons esthétiques obligatoires dans l’art soviétique pour représenter l’homme nouveau. Les corps soviétiques sont ainsi montrés crus et vulnérables sans les oripeaux héroïques de la propagande. A proximité, les cheminées d’une usine crachent leur fumée, en effet on extrait le sel de ce lac salé pour fabriquer de la soude. Un énorme tuyau provenant de l’usine rejette de l’eau chaude dans le lac même. Des pylônes à haute tension, des rails se profilent à l’horizon sans que semble entamée l’insouciance des curistes assis sur la conduite comme sur une jetée. De manière très critique, on observe la présence incongrue de l’industrie dans ce Nice soviétique et l’empreinte de l’appareil productif sur les loisirs des gens. Chaque cliché est un instant capté dans l’écoulement de jours tranquilles à Slaviansk. Paradoxalement, il peut y avoir des parenthèses enchantées à l’ombre d’une dictature. Le choix des tirages sépia enveloppe ces vues d’une atmosphère nostalgique rétrospectivement confirmée par l’actualité. En effet, Slaviansk est aujourd’hui un champ de bataille dans le conflit qui fait s’affronter violemment l’armée ukrainienne et les séparatistes pro-russes.

Chez Boris Mikhaïlov, la photographie est ce qui subsiste d’un continent disparu et ce qui nous relie à lui : « Il construit la maison hantée du monde soviétique, une étrange collection d’images qui chacune porte la trace d’une espérance collective, de rêves intimes, de sensations oubliées1 »

1 David Teboul, Boris Mikhaïlov J’ai déjà été ici un jour, Nicolas Bourriaud, Notes sur Boris Mikhaïlov, Les presses du réel, 2011, p. 12

Muriel Enjalran, commissaire et directrice du CRP/

 

Boris Mikhailov – L’Âme, un subtil moteur à explosion
8 décembre au 24 février 2019
CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France
Place des Nations
59282 Douchy-les-Mines

www.crp.photo

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