Le rectangle éternel habité par le mystère
Par Cristianne Rodrigues
L’édition photographique latino-américaine, désignée par Martin Parr comme l’un des secrets les mieux gardés de l’histoire de la photographie, trouve chez Boris Kossoy l’un de ses pionniers les plus singuliers. Il y a 50 ans, le Brésilien lançait Voyage dans le fantastique, ouvrage énigmatique et saisissant publié à Rio de Janeiro par les éditions Kosmos.
Né à Sao Paulo en 1941, Boris Kossoy a été fortement influencé par le cinéma américain d’Alfred Hitchcock et de Stanley Kubrick, ainsi que par le réalisme magique des années 1960 dont s’est imprégnée la littérature de Gabriel García Márquez et de Jorge Luis Borges. Les codes formels et narratifs de ces deux formes artistiques sont clairement reconnaissables dans Voyage dans le fantastique : d’un côté, l’usage du suspense, les thématiques tragiques, l’angoisse et la fatalité propres au cinéma noir ; de l’autre, l’irruption soudaine du fantastique dans la réalité d’un monde familier, complètement accessible au spectateur : la mariée solitaire dans une gare, l’arlequin qui pointe sur la route, le chef d’orchestre en train de diriger des tombeaux dans un cimetière ; ou alors des espaces dépourvus de toute présence humaine où l’on pourrait bien imaginer une scène de The Shining.
Situées dans des environnements tout à fait réalistes (forêts, montagnes, routes, gares, viaducs, cimetières), ses images racontent des faits imaginaires à travers la mise en scène de personnages représentés par des êtres vivants – ses amis de jeunesse – et des créatures inanimées telles que des mannequins de vitrine, des statuettes ou des nains de jardin. Dans l’œuvre de Kossoy, les créatures inanimées et les êtres vivants sont équivalents : des objets figés à jamais par l’acte photographique. Fiction et réalité réunies dans le rectangle éternel, voilà sa démarche artistique.
Paru dans un contexte de grave répression des libertés individuelles pendant la dictature militaire au Brésil (1964-1985), Voyage dans le fantastique est aussi un chef d’œuvre du mouvement de contre-culture des années 1970. Boris Kossoy a développé, par la suite, une brillante carrière comme historien et théoricien de la photographie, auteur d’ouvrages de référence tels que L’éphémère et l’éternel dans l’image photographique, entre autres, sans pour autant interrompre son activité créatrice.
Aujourd’hui âgé de 80 ans, Kossoy n’a rien perdu de son éloquence artistique. Avec « Il Dottore » (2019), il synthétise, en un seul cliché, la grave situation de son pays face à la pandémie de Covid-19, mettant en scène un inquiétant Docteur Peste – allusion aux médecins actifs au XVIIe siècle lors de la peste bubonique en Europe – dans un paysage brésilien du XXIe siècle, portrait dramatique d’un pays oscillant entre archaïsme et modernité.
Cristianne Rodrigues
Cristianne Rodrigues est commissaire d’exposition, spécialiste de la photographie brésilienne.
