Cher Robert Doisneau,
Il n’y a pas si longtemps, à Montrouge, j’étais dans votre atelier, dans la pièce principale, non loin d’Annette et de Francine. Installée sur un bureau digne d’un chef d’état, j’ai vite pris mes aises, comme si j’étais chez moi. J’avais encore en tête notre rencontre, quand nous étions venus, avec Sebastião Salgado, parler de tout et de rien, surtout de la photographie. L’actualité vous réunissait, d’où l’idée d’un entretien-duo. Vous, à la Grande Halle de la Villette avec vos années Renault, et un livre-objet sublimement rouge édité par Eric Hazan (j’ai offert mon exemplaire à un copain collectionneur, qui aurait pu me tuer si je l’avais gardé pour ma bibliothèque). Salgado, avec sa moustache en guidon, sa voix de crooner et sa fresque de longue haleine, « un hommage aux travailleurs, à la classe ouvrière ».
Pour illustrer l’article, Sylvie Bouvier, alors iconographe au journal, avait contacté un photographe de quartier, à Montrouge. Et vous apparaissiez tous deux, bras dessus bras dessous à la Une de Libération, ce mardi 3 janvier 1989. Salgado m’avait téléphoné de l’aérogare d’Orly, survolté : « Brigitte, quand j’ai vu la photo avec Robert, j’ai cru que j’étais mort ! ». Vous, vous m’aviez écrit un très joli mot, bien sûr.
J’ai toujours le sourire quand je pense à cette matinée. A vous, ouvrant la porte de l’atelier dans un nuage d’Eau Sauvage, votre parfum, comme celui d’Alain Delon sur les affiches où il n’a plus de cigarette, censurée. A Sebastião, qui préparait son déménagement sur la rive droite, et que j’ai retrouvé le surlendemain pour lui donner un coup de main. Nous avions beaucoup ri. J’avais mis des jours et des jours à décrypter l’enregistrement, je repassais en boucle les fou-rires, notant chaque mot, à la virgule près, par inexpérience, c’était, je crois, l’un de mes premiers grands papiers, imprimé sur trois pages s’il vous plaît.
Depuis, j’ai perdu la cassette et je n’enregistre plus aucune interview. Parfois, près du canal Saint-Martin, je croise Sebastião, continuant à déplacer des montagnes, brave et sans crânerie, un homme du monde, comme vous, finalement.
Vous avez plus voyagé que vous ne l’avez avoué, et même si – comme c’est la mode aujourd’hui – vous ne parliez pas anglais, vous avez vu non ce qu’il fallait voir, mais ce qui vous paraissait digne d’être compris. « Les endroits où les gens ont souffert ont une noblesse plus grande que ceux où les gens s’amusent ». J’aime citer cette phrase qui vous résume plus qu’aucune autre, alors que vous évoquiez, dans notre entretien, votre déception à n’avoir pu photographier « les friches industrielles, les usines à l’abandon ». Un projet tombé à l’eau, comme d’autres.
Vous avez laissé tant de photographies que des visiteurs avertis se perdent dans vos archives, pourtant si bien classées, et soudain s’émerveillent d’un portrait curieusement inédit. D’un visage inconnu. D’une scène inoubliable pourtant oubliée, comme si la mémoire ne pouvait se résoudre à tout récolter, qu’il lui fallait sélectionner au fur et à mesure, comme on remplit un chariot de supermarché en fonction de son compte en banque.
Trop d’images, trop de nostalgie, de mélancolie ? Peut-être.
Ou peut-être que les années, s’éteignant à la vitesse des comètes, mettent en lumière d’autres histoires, enfin limpides. Ces garçons qui jouent au football rue Auguste-Comte, à Paris ? Je les ai vus mille fois, jetant leurs pulls près des grilles du jardin du Luxembourg, zigzaguant entre les voitures pour récupérer le ballon quand vous les avez immortalisés, en 1932, près d’un immeuble abritant la bourgeoisie tranquille, hérissé d’un donjon Barbe-Bleue, du plus bel effet.
Cette mère et son enfant tricoté main, dans la rue ? Je les ai retrouvés sur des dizaines d’albums photos, et même chez Harry Callahan, votre jumeau américain, classe 1912. Des miniatures désuètes et si attachantes, ainsi cette photographie, à Fresnes, en 1960. Vous l’avez titrée, La carte perforée, vous souciant de ces décors si moches, les dénonçant quand les architectes eux-mêmes ne s’en inquiètent plus, comme s’il était normal, au fond, que les moins fortunés survivent dans des niches sur mesure, comme des chiens. Deux souvenirs parmi tant d’autres, vous vous lasseriez à m’entendre détailler mes coups de cœur, haie d‘honneur anachronique.
Cher Robert, vous êtes entré dans la légende, félicitations. On ne parle que de vous, dans le métro comme à la télévision, et, en plus, se fête dans le monde entier, du Japon au Kazakhstan, le centenaire de votre naissance, le 14 avril 1912, avec des expositions, des livres, des émissions de radio, des numéros spéciaux dans les journaux… Un bazar magnifique, aussi réjouissant qu’une déclaration d’amour inattendue.
Je ne sais pas si beaucoup de choses ont changé depuis votre disparition. Les marronniers du boulevard Arago, oui, plus clairsemés. C’est à la mode d’abattre les arbres et de planter des œuvres d’art, à Paris et en banlieue. Comme probablement en province et ailleurs, il est exquis de transformer les déserts de sable en parcs culturels rentables. La banquise fond, les ours blancs rétrécissent, les centrales nucléaires explosent, les voitures s’envolent, les abeilles disparaissent, les frontières s’évanouissent, d’autres murs s’élèvent, protestation, douleur, bonheur. Constant désir de liberté.
J’imagine qu’une âme sensible vous a raconté le chantier des Halles, bruit/poussière/sueur, en attendant le prochain discours d’inauguration des Halles new look, en version vingt-et-unième siècle.
J’imagine aussi que vous avez visité l’exposition à la Mairie de Paris, préparée par vos filles, Annette Doisneau et Francine Deroudille, doublée d’un livre édité par Flammarion (déjà en réimpression) avec un texte pertinent signé Vladimir Vasak. Et, chaque jour sauf le dimanche, ces anonymes qui patientent, juste à côté de la scène du Baiser de l’Hôtel-de-Ville.
Ils veulent avoir de vos nouvelles. Vous qui êtes l’un des nôtres, l’un des rares à avoir bouleversé l’espace-temps. Comme si vous aviez inventé, avec la photographie, non la machine à démonter le passé, mais celle à effacer l’avenir.
Mais moi aussi, cher Robert, je vous embrasse.
Affectueusement vôtre,
BRIGITTE OLLIER
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