Rechercher un article

Bibliodiversité* n° 4: Grégoire Eloy

Preview

A Black Matter : fictions réelles

Télescopes spatiaux et simulations numériques aidant, le futur de l’univers n’a jamais été aussi présent, du moins dans l’imaginaire collectif.

Mais pour l’astronome, comme nous le rappelle Patricio Guzman, réalisateur du documentaire magistral Nostalgie de la lumière (2010), « le seul temps réel est celui qui vient du passé. La lumière des étoiles met des centaines de milliers d’années à parvenir jusqu’à nous. C’est pourquoi les astronomes regardent toujours en arrière. Vers le passé. »

Or dans A Black Matter, c’est vers le présent de ces scientifiques eux-mêmes que Grégoire Eloy tourne son regard de photographe : à l’invitation de F93 (centre culturel de Seine-Saint-Denis), il passe cinq mois à explorer le quotidien des hommes et des femmes – astronomes, astrophysiciens, autres chercheurs – qui, sans quitter leurs bureaux et leurs labos, naviguent entre le passé et le futur de l’Univers. La commande, comme le sujet, est ouverte, avec comme seule consigne de se donner libre cours sans trop se soucier du résultat final, et comme seule contrainte, de livrer chaque mois une série de photos qui seront publiées en feuilleton sur le site web de F93, et donc sans possibilité de revenir là-dessus.

« Je ne connais rien à la science », avoue d’emblée dans son journal de bord ce photographe de reportage plus habitué aux confins de l’Europe et de l’Asie qu’à ceux du cosmos. Et de constater : « … Me voilà entre quatre murs à l’Institut d’Astrophysique de Paris (IAP) et je n’ai rien à photographier… ». Mais très vite, le « rien à photographier » trouve un écho dans ses conversations avec les chercheurs, qui lui évoquent les questions du vide, de l’éther séculaire et de la matière dite « noire » ou « sombre » – car non lumineuse et donc invisible – et qui serait au moins cinq fois plus abondante que la matière connue et observable de notre Univers. « La banalité du lieu, » écrit-il, toujours dans son journal de bord, « devient soudain une promesse du champ infini qu’il contient. J’aimerais y révéler une fiction, mettre en lumière une énigme. ». 

À l’instar de ses interlocuteurs, Grégoire Eloy traque son énigme en observant, enquêtant, discutant, relevant des « indices », recueillant ses données et esquissant à sa façon des hypothèses : d’abord au travers des cinq épisodes du feuilleton – un peu moins de 75 images – mis en ligne entre mars et juillet 2010, ensuite avec une fresque photographique monumentale déployée sur la façade de l’IAP quelques mois plus tard lors de la Fête de la Science. Et enfin sous forme de l’étonnant livre qui s’appelle A Black Matter.

Format à l’italienne, relié comme il se doit en toile noire, sans légendes ni commentaires, ce génial ovni éditorial entraîne le regardeur dans de multiples jeux de miroirs : entre la « matière noire » des astrophysiciens et celle du photographe, entre enquête scientifique et enquête policière (roman noir, film noir), entre science et science-fiction.

Pourtant, le livre suit les grandes lignes de l‘enquête d’origine : chronologiquement, du vénérable Institut d’Astrophysique de Paris au Commissariat à l’Énergie Atomique sur le plateau de Saclay (la « Silicon Valley Européenne ») au Laboratoire Souterrain de Modane, installé au milieu du tunnel de Fréjus à 1 700 m sous le massif alpin ; et photographiquement, des repérages en extérieur aux visites guidées dans le vide des couloirs, des bureaux ou des labos, en passant par des « portraits-fictions » des scientifiques, des natures mortes composées d’instruments scientifiques et de serveurs informatiques et (enfin !) des vues spectaculaires des étoiles et des galaxies mais qui, à mieux regarder, s’avèrent être… des affiches placardées aux murs.

La transformation de cette matière « brute » en livre passera par une collaboration inspirée entre Grégoire Eloy, F93 et un éditeur d’exception : Gösta Flemming, fondateur et homme à tout faire (direction éditorial et artistique, suivi de fabrication, gestion…) de Journal Forlag à Stockholm. « On ne cherchait pas forcément un éditeur très connu, l’important était de trouver le bon interlocuteur », souligne Florise Pagès, coordinatrice du projet chez F93. « On voulait un objet assez singulier : on avait envie de prendre ce risque-là ». Journal, repéré à la toute première édition du salon Offprint Paris – le rendez-vous annuel d’éditeurs indépendants, d’auto-éditeurs et d’autres électrons libres de l’image – s’est démarqué, explique Florise Pagès, par la qualité d’impression de ses livres, mais aussi par une « famille » de photographes (tels qu’Anders Petersen, Lars Tunbjörk ou JH Engström) importants pour Grégoire Eloy.

Un an s’écoulera avant que les protagonistes ne se rencontrent. (« Quand F93 m’a contacté, je croyais que c’était une lettre circulaire et je n’ai pas répondu », confesse Gösta Flemming.) Et la réalisation du livre prendra un an de plus, signale Florise Pagès : « F93 était pressé, Gösta nous a ralentis dans le bon sens. »

En effet, l’éditeur reçoit de Grégoire Eloy non seulement les séries publiées en ligne, toujours classées chronologiquement, mais aussi des séries non retenues pour le feuilleton. C’est à partir de ce fonds élargi – y compris une vidéo tournée dans le tunnel de Frejus – que Gösta Flemming construit un récit visuel aux allures de polar, où chaque photo est à la fois un indice et une énigme en soi. « Ce travail contient tellement de langages différents ! » souligne-t-il. « Grégoire n’avait pas de schéma rigide et comme il est quelqu’un de très talentueux, il a su trouver une bonne solution vis-à-vis de la commande, sans tomber dans les stéréotypes. » Et d’ajouter : « Jai essayé de renforcer ce que j’ai ressentais en regardant les images. »

Ce « renforcement » passe évidemment par le choix des photos et leur enchaînement méticuleux, mais aussi par la facture du livre, en commençant par les prouesses de l’impression. (Narayana Press, l’imprimeur avec qui Gösta Flemming collabore depuis plusieurs années mériterait sa propre chronique ; en attendant, il est fort conseillé de consulter son site web, ainsi que la vidéo de Grégoire Eloy, How to make a book.) On peut noter aussi la reliure souple qui incite à garder le livre ouvert en tournant lentement chaque page – et qui n’avale pas les photos dans le pli. Et les papiers – au pluriel – dont le papier bible utilisé pour la séquence d’images vidéo dans le tunnel de Fréjus, et les surprenantes feuilles noires, mattes, qui ouvrent le récit et le closent, comme des sas, comme les salles obscures, comme a dark matter.

À chacune ses interprétations. Pour reprendre une phrase relevée par Grégoire Eloy sur le tableau d’un chercheur à l’IAP : « On ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où on va. »

Miriam Rosen

Grégoire Eloy
A Black Matter

Direction éditoriale et artistique : Gösta Flemming/Journal
Graphisme : Johan Lindberg
Coordination : Florise Pagès
Éditeur : Journal, Stockholm/F93, Montreuil, 2012
24 x 30 cm, 104 p., relié

1 000 exemplaires
ISBN : 978-91-980405-1-7
Diffusion: [email protected]

* Bibliodiversité : la défense de la diversité culturelle dans le domaine du livre et de l’édition. Le terme a fait son apparition dès la fin des années 90 en Amérique latine.

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android