Tout ce qu’il reste de Studio Joe, à Beyrouth, est une série de 30 photos, portraits et auto-portraits qui auraient disparus sans l’intervention de Roubina Margossian. Photographe installée à Beyrouth, elle s’arrête à Bourj Hammoud discuter avec un vieil homme assis devant une boutique au papier peint défraîchi qui croule littéralement sous les peintures, photographies, journaux, vinyls, et autres objets d’un autre temps. Un impact de balle troue la vitrine.
Ils commencent a discuter et réalisent qu’ils partagent une passion commune pour la photographie, ce qui met Joe d’humeur à raconter son histoire rocambolesque. Né dans le camp de réfugiés arméniens de Qarantina, à Beyrouth, après que son père se soit échappé de Turquie en 1924-25, Kevork Tashjian devient vite Joe, un surnom attribué d’autorité sentimentale par son premier amour et qu’il conserva comme seul souvenir d’elle après qu’elle ait refusé sa demande en mariage. Poussé par sa mère à travailler pour soutenir la famille, Joe accepte un job chez un opticien du quartier a l’époque où les commerçants commencent à comprendre le potentiel commercial de la photographie et lancent une mode, celle de la “photo surprise”, une pratique photographique vite répandue au Moyen-Orient dans les années 40-60 et particulièrement populaire au Liban. Installés dans les centres urbains tels que Beyrouth, Tripoli, et Istanbul, les surpriseurs photographiaient les piétons ambulants. Les sujets – certains posant, d’autres complètement déconcertés – se voyaient remettre des cartes avec l’adresse du studio du photographe et son contact afin qu’ils puissent commander des impressions. Walid Raad et Akram Zaatari – deux artistes libanais contemporains, respectivement cofondateurs de l’Atlas Group et de l’Arab Image Foundation – ont récemment popularisé cette pratique en utilisant des archives de studio dans plusieurs installations vidéos et publications.
En tant qu’Arménien chrétien, Joe n’est pas contraint à l’aniconisme. Le propriétaire du magasin saute sur l’occasion et l’envoie dans les rues avec un appareil photo pour promouvoir son magasin. Le propriétaire d’un studio photo voisin remarque rapidement le talent de Joe et lui offre un travail. Charmé par la beauté de la belle-soeur du photographe, Joe accepte promptement et demande presque aussi vite la main de la demoiselle, qui refuse. De peine il quitte son employeur et ouvre son propre studio photo à Bourj Hammoud, qu’il appelle Photo Joe. Il se fait une réputation de portraitiste et suit sans s’en douter les expérimentations photographiques du seul studio arabe renommé de la région, celui de l’Egypto-Arménien Van Leo. À cette période, la photographie est principalement l’œuvre des Occidentaux, à l’exception des frères Abdullah dans l’Empire ottoman. Depuis les débuts de la discipline, les explorateurs tels que Giraud de Prangey, Carranza, Bachman, James Robertson, Sebah & Joaillier ou Berggren réalisent des clichés exotiques de la région, suivis dans les années 30 et 40 par des photographes comme Lehnert & Landrock. Guidé par son seul instinct, Joe recolore a la main ses photographies et s’essaie a de nouvelles expérimentations techniques en tant que photographe et modèle. Des rares photographies sauvées du feu et des eaux restent principalement des auto-portraits. Il y imite sans les connaitre les tendances techniques et esthétiques du moment : on le voit déguisé comme un acteur qui aurait pu poser pour Van Leo, se tient formellement devant une construction antique pour copier les photos des explorateurs, ou invite toute sa famille à le joindre dans une mise en scène plus classique de la photographie de studio, en noir et blanc. Il n’a jamais vu le travail d’autres photographes, et d’ailleurs s’en moque.
Un destin lié a la photographie puisque c’est un cliché, couplé à une série d’événements, qui change ironiquement le cours de sa carrière de photographe. Déambulant dans le quartier, le célèbre chanteur arménien Adiss Harmandian demande à Joe de lui tirer le portrait. Il aime tant le résultat qu’il en fait la couverture de son nouvel album. Puis ils sympathisent, aimantés par leur passion pour la musique. C’est à l’époque où la guerre fait rage au Liban, et une balle atteint le studio et met le feu à ses négatifs. La moitié d’entre eux brûlent vifs, l’autre moitié finie noyée dans les kilolitres d’eau versés pour éteindre l’incendie. Joe était à cette époque amoureux d’une jeune fille arabe – la « femme de sa vie », dont il conserve toujours le portrait – mais sa mère les surprend et insulte la fille qui part sur le champ et qu’il ne reverra jamais. Poussé par son ami chanteur et par le sort de ces amours difficiles, il arrête la photographie, transforme son studio en magasin de musique, et se consacre à l’écriture de chansons. Il imagine les paroles des titres que son illustre ami transformera en succès internationaux. Tous ces trésors hétéroclites remplissaient son magasin jusqu’à ce qu’il décide récemment de le quitter.