Homo detritus
Au lendemain de la visite d’une exposition d’Anselm Kiefer à Paris, j’ai photographié les épaves d’objets exhumées des fonds du canal de l’Ourcq lors de son dernier récurage sans penser au lien entre les œuvres de l’artiste allemand aux matières sombres et terreuses, quasi organiques, réutilisant des déchets, et les images que je faisais de ces objets en décomposition sortis de la vase. J‘étais spontanément pris dans l’affect de dégoût pour le jeté irresponsable, dans ce rejet éco-citoyen du rejet irresponsable, non recyclé. Et mes images voulaient témoigner en quelque sorte de de ce scandale en le documentant de façon irréfutable comme seuls la photographie et le film peuvent le faire.
En retravaillant cette série, j’ai repensé à Kiefer et de façon plus générale à la réhabilitation du déchet qui traverse l’art moderne (Picasso, Calder, Dubuffet, Beuys, Arman, Boltanski etc. ) et qui inspire les pratiques de bon nombre d’artistes d’aujourd’hui. Cette prégnance du déchet dans l’art contemporain n’est pas sans faire penser au travail du philosophe Jacques Derrida sur la marge en peinture. « La propriété de la marge, qui est toujours marge de [ceci ou cela], est d’affoler le fonctionnement d’un système, d’une œuvre, d’une institution, en en révélant les débords et les échappatoires. En quoi, elle introduit en eux une « crise » permanente dont on voit bien qu’elle empêche le référent de se clore ou de se totaliser » ( Christian Ruby, La prose des restes dans Raison Présente, 2021). Bref, le déchet ne serait pas un objet indigne, condamnable en soi, mais le rappel d’un état du monde reposant sur « la double ruine du modernisme capitaliste et du modernisme anthropocentré de la philosophie humaniste ». Ainsi, dans son essai Homo detritus, Baptiste Monsaingeon milite pour une réhabilitation de la vertu critique du déchet : « En nous focalisant sur un
« problème » des déchets, en développant des stratégies toujours plus complexes pour les éliminer – étymologiquement, les mettre au seuil –, n’avons-nous pas fini par oublier, voiler les processus qui les génèrent ? En faisant du déchet un problème autonome, détaché des problématiques liées à notre façon d’être-au monde, de produire, de vivre, de développer nos activités, nous nous sommes peu à peu aveuglés et avons naturalisé les choix politiques, économiques, sociaux, à l’origine de la saturation des espaces terrestres par les restes de nos activités, de leur prolifération rendant certains endroits du monde littéralement inhabitables. » Cette vision politique du déchet pourrait être le ressort d’une nouvelle forme nouvelle forme d’art écologique incitant plus à l’action qu’à la contemplation et à la réprobation morale.
Bernard Chevalier