La galerie du quartier de Kreuzberg présente une rétrospective de la photographe et vidéaste néerlandaise Rineke Dijkstra. Des grands formats et des installations vidéos qui documentent les périodes de la vie où se façonne l’identité, à travers plus de trois décennies.
De la rigueur, c’est ce qui transperce de prime abord dans les portraits de Rineke Dijkstra lorsqu’on les observe, les uns à la suite des autres, traversant le temps, ensemble. Une approche frontale et des compositions finement travaillées lient les huit séries présentées entre elles. L’une des plus célèbres étant celle de ses portraits réalisés sur diverses plages du monde durant les années 90. En Ukraine, en Pologne, aux États-Unis ou encore aux Pays-Bas, les images apparaissent comme une étude du passage de l’âge enfant à l’âge adulte. Rineke Dijkstra photographie ces adolescents selon un mode opératoire immuable : debout, avec la mer en arrière-plan et l’horizon situé au niveau des hanches du ou des sujets. Si le cadre des portraits reste sensiblement le même, le rendu final semble toujours livré aux humeurs du ciel et de la mer.
On a souvent souligné l’incontestable écho des portraits de Rineke Dijkstra avec certaines œuvres, ou du moins certains motifs, des grands maîtres de la peinture. Ici, Vénus est une jeune fille adolescente en maillot de bain vert, avec une posture – le contrapposto – qui répond à celle de la déesse de Botticelli. Ce qui est troublant dans ces résonances entre les photographies de Dijkstra et la peinture, c’est la part de mise en scène assumée par l’artiste et la part laissée au hasard. Elle le dit elle-même : « Calquer ne fonctionne jamais. » Et c’est vrai : lorsqu’on cherche à copier, comment transmettre la puissance authentique de certaines émotions ? Cette jeune adolescente, à elle seule, dégage une palette d’émotions rendue touchante par les détails – l’irrégularité du teint de peau, le sable collé à ses pieds – que le grand format permet de révéler.
Une autre série marque particulièrement la carrière de Rineke Dijkstra : Almerisa, une enfant bosnienne que l’artiste a commencé à photographier en 1994, après que ses parents aient fui la guerre en Yougoslavie. Cette première rencontre dans un centre pour réfugiés aux Pays-Bas marque le début d’une série qui se poursuit jusqu’aujourd’hui. Dijkstra a tissé un lien avec son sujet, qu’elle photographie environ tous les deux ans depuis, selon le même principe : dans un cadre neutre, assise sur une chaise. Une chaise qui évolue au fil du temps, tout comme Almerisa, que l’on suit à travers ses grandes transitions de vie. Sous nos yeux, la petite fille bosnienne s’affirme, elle devient une jeune femme et mère à son tour. À propos de cette série, Almerisa Sehric confie dans une interview réalisée au Guggenheim « la chaise change, elle devient de plus en plus belle, depuis la chaise en plastique sur laquelle Rineke m’a pour la première fois photographiée. »
L’exposition présente également sa célèbre série des parcs, de Tiergarten à Berlin — réalisée à la fin des années 90 dans le cadre d’une résidence à Berlin— au Vondelpark à Amsterdam, où chaque image témoigne du passage à l’adolescence des jeunes de tel ou tel pays. Si l’artiste s’inscrit dans la tradition du portrait – avec toutes les exigences qu’elle inclut —, elle en fait quelque chose d’unique, transperçant de réalisme et d’humanité.
C’est ainsi que l’on se retrouve face à ces larges portraits de femmes, capturées à quelques heures ou quelques jours de l’accouchement, nouveau-né dans les bras et sang coulant le long de la jambe. Ces images rares donnent à voir en un seul instant le large spectre des émotions qui émerge d’un moment aussi puissant que celui de la naissance d’un enfant pour une mère. Et Rineke Dijkstra y rend ainsi un précieux (et nécessaire) hommage.
À ces bouleversements discrets, insidieux, parfois tus et méprisés ; à ceux que l’on voit, et ceux qu’on ne voit pas, Rineke Dijkstra leur redonne dignité et importance. Armée de son appareil argentique grand format 4×5, elle met en scène de manière frontale, dans une lumière tour à tour froide et naturelle, les insécurités, les angoisses et tous les troubles qui nous font. Un mode opératoire lent, réfléchi et limité qui ne l’a jamais quittée, depuis ses débuts où c’était la seule manière d’obtenir la netteté souhaitée. Et face à l’immédiateté dont la photographie est aujourd’hui victime, sa pratique a un écho singulier, donnant à voir le monde en grand, les yeux grands ouverts.
Noémie de Bellaigue
Rineke Dijkstra à la Berlinische Galerie jusqu’au 10 février 2025.
Berlinische Galerie
Alte Jakobstraße 124 – 128
10969 Berlin
https://berlinischegalerie.de