Premier Carnet : Première Année
Depuis longtemps, je me retourne sur certains passants.
Je les observe, je m’invente leur vie, j’essaie d’imaginer ce qu’ils pensent à la seconde où je les regarde.
Si j’avais le cran de Sophie Calle je m’amuserais à les suivre jusque chez eux, mais je n’ai pas encore cette audace délicieuse.
Pourquoi ces personnes attirent-elles mon regard?
Il ne s’agit pas tellement d’esthétique mais plutôt d’une attitude.
Ces êtres dégagent quelque chose d’intangible qui se reflète dans l’expression de leur visage. C’est comme si tout leur corps embrassait totalement leur personnalité.
“A quoi pense-t-il en ce moment?”
“Quel métier exerce-t-il?”
“De quoi a-t-il peur?”
Toute personne s’est déjà posé ce genre de questions en observant une personne assise en face de d’elle dans le métro.
Depuis toujours, je suis fascinée par le fait que nous croisons des centaines d’inconnus par jour et qu’ils le resteront à jamais.
On sort de notre appartement, on traverse l’espace public et on se glisse rapidement dans un autre espace privé. La rue n’est qu’un passage obligé qu’on oublie à l’instant même où on le quitte. Tout le monde vaque à ses occupations en étant calfeutré dans une bulle qui rend les autres passants invisibles. On se croise mais l’on ne se voit ni ne se parle.
Je ne veux pas rentrer dans un discours mélancolique sur l’individualisation de notre société, mais l’indifférence et la peur d’être envahi dans son espace ‘privé’ m’interpelle. De plus, quand on sait qu’une personne sur dix en France n’a que trois conversations personnelles par an (Etude de la Fondation de France), cela donne froid dans le dos.
Curieuse, j’ai envie de forcer cette espace interpersonnel et d’entrer tout de même en contact avec ces inconnus et d’en garder une trace.
Malgré la réticence instinctive lorsque j’approche quelqu’un pour la première fois, je ressens bien que cette “peur” n’est que passagère. L’envie d’entrer en contact est réciproque.
Au quotidien, j’aimerais également photographier des inconnus qui ont des physiques hors standard, mais le plus souvent je m’abstiens. Même si je leur expliquerais le fondement du projet, ma plus grande crainte est de froisser quelqu’un qui imaginerait que je me moque d’eux.
Après avoir photographié des centaines d’inconnus, l’envie de capter au quotidien la dualité de personnes est toujours plus forte. Ma nouvelle idée était de suivre mon intuition visuelle initiale pour les passants pour lesquels j’avais ressenti une beauté/bonté intérieure. J’avais envie de mieux comprendre ces inconnus. Un peu comme un collectionneur, j’ai décidé de m’immiscer une fois par an dans leur quotidien. Je ne sais toujours pas jusqu’où j’oserai me glisser dans leurs vies, mais tant que je ne sens pas que je les importune, pourquoi m’arrêter en chemin… ?