Un joli hommage de Jean Loh à Barbara Chase-Riboud, la premiere femme de Marc Riboud !
Evènement inédit : depuis le mois de septembre 2024 et jusqu’en janvier 2025, huit musées parisiens célèbrent la carrière de l’artiste franco-américaine Barbara Chase-Riboud. On peut lire dans le Communiqué de presse : Intitulée « Chaque Nœud Dénoué, C’est Un Dieu Libéré », cette célébration offre au public une constellation de rencontres avec l’œuvre de Barbara Chase-Riboud, reparties dans les huit musées partenaires. Sculptures, dessins et poèmes, créés de 1958 à nos jours… chacune des institutions tisse un récit à travers une présentation conçue à chaque fois de manière spécifique, en conversation avec les différents parcours muséographiques et l’architecture de chaque lieu. Une exposition avec la participation de huit musées parisiens : le Centre Pompidou, le Musée national des arts asiatiques-Guimet, le Musée du Louvre, le Musée d’Orsay, le Musée du quai Branly – Jacques Chirac, le Palais de la Porte Dorée, le Palais de Tokyo, le Cité de la Musique et la Philharmonie de Paris.
C’est au 3e étage du Musée Guimet que l’on peut trouver une sorte de sculpture paravent en « bronze, acier et soie », dont le cartel annonce un énigmatique « l’Organe de Mao 2007 ». D’abord il y a une association peu ordinaire entre le métal doré et la soie rouge, association de deux matières contradictoires qui est la marque de fabrique de Barbara Chase-Riboud brillante sculptrice couronnée par le Grand Prix artistique 2021 de la Fondation Simone et Cino Del Duca décerné par l’académie française des beaux-arts, dont les œuvres en pliages d’acier ou de bronze ne sont réalisables que par la même fonderie (les Bonvicini de Verona) en Italie depuis quatre décennies. Ensuite la distribution de ses sculptures dans les 8 espaces parisiens est placée sous le titre d’un de ses poèmes « Chaque nœud dénoué c’est un dieu libéré », il est question donc de nœud et de fils…Dénouons le nœud et déroulons le fil rouge : pourquoi cette référence à la figure historique de Chine ? On remarquera autour de cette sculpture six ou sept tirages photographiques de Marc Riboud, tous datés de 1965, représentant Barbara Chase à Pékin dont un avec cartel sur lequel est écrit « Barbara achetant ses sceaux, Beijing 1965 ».
La petite histoire en fait a commencé en 1957 lorsque Marc Riboud arrive pour la première fois en Chine. C’était l’année des Cent Fleurs, quand le président Mao a tenté pour une courte période une campagne de liberté d’expression, qui finira vite en campagne de rectification anti-droitiste à la suite de critiques contre le parti communiste. C’est dans ce contexte de relative libéralisation que Marc Riboud a pu visiter l’école des beaux-arts de Pékin (avant de s’appeler « l’académie ») et il tombe sur une classe de sculpture, où des étudiants sérieux et concentrés s’affairent autour de sculptures représentant un nu féminin, et en présence de jeunes femmes posant nu. Marc apprend que le professeur a fait l’école des beaux-arts de Paris, ce qui explique cette pratique de faire poser des modèles nus pour ses étudiants. Quand Marc Riboud revient en 1965, huit ans ont passé et la campagne anti-droitiste puis trois ans de famine ont conduit la Chine à un retour à la rigueur et à la censure, et l’année 1965 est à la veille de la Révolution Culturelle ! Mais Marc Riboud n’était pas vraiment conscient de cela, il fait venir sa première épouse Barbara Chase, une sculptrice américaine, dans l’idée de lui faire visiter l’Ecole des Beaux-Arts de Pékin et la fameuse classe de sculpture. Hélas, les modèles nus sont désormais interdits, et les étudiants étaient plus motivés à défiler dans des manifestations anti-impérialistes. Mais Barbara a néanmoins pu discuter de « l’art abstrait socialiste » avec les professeurs chinois de l’école (photo de Marc Riboud dans le livre « J’ai toujours su » de Barbara). Marc et Barbara partent ensuite se promener dans le quartier Liulichang – la rue des antiquaires de Pékin. Barbara a remarqué dans une vitrine de petites sculptures sur pierre, elle pousse la porte de la boutique et commence à examiner à choisir parmi les différentes pièces qui sont en fait des sceaux anciens utilisés par les mandarins officiels, des lettrés, peintres et calligraphes chinois comme des tampons avec leurs noms gravés. Marc s’impatiente lui demande de se dépêcher car il veut faire des photos dehors, Barbara lui répond « mais attends je suis en plein marchandage avec l’antiquaire », avec l’aide de l’interprète qui les accompagnait. C’est à ce moment-là que Marc Riboud se retourne vers la vitrine et voit des enfants dehors qui passent et repassent, curieux de ce qui se trame à l’intérieur de la boutique avec ces deux étrangers au « long nez ». Il lève son Leica et fait deux prises de vue, la première est un peu penchée, la deuxième est la bonne, bien cadrée. Marc réalise alors un de ses chefs d’œuvre, qu’il appelle « icones » ! Dans cette photo il y a en fait 6 photos, car cette fenêtre de l’antiquaire a six ouvertures aux coins arrondis, chaque ouverture donnant sur une vue différente de la rue, il y a les portraits (des personnages), des scènes de rue, des détails architecturaux, et surtout ces calligraphies sur des panneaux qui annoncent : « ici achat et vente de bijoux, perles et jade, porcelaine, broderie et tapis. » Quelques années plus tard, lorsque cette photo apparait dans une exposition : Marc Riboud écrira sur le cartel : « l’année suivante, c’est ici que les habitants de Pékin sont appelés à déposer tous leurs bijoux leur or et perles et leur jade, porcelaine et tapis, etc. » (La Revolution Culturelle a débuté en 1966 et durera officiellement jusqu’à la mort de Mao en 1976).
En quelque sorte c’est grâce à Barbara Chase-Riboud, et à sa collection de sceaux antiques que nous avons pu dénouer le nœud qui a libéré cette photo-icône !
Mon émotion est grande quand je découvre dans cette salle du Musée Guimet les vitrines où sont exposés les sceaux antiques que Barbara Chase-Riboud avait achetés ce jour-là, certains encore avec leurs passementeries. Et dans un tirage argentique en noir et blanc on voit Barbara toute élégante avec ses lunettes de soleil et un foulard sur la tête, marchant dans la rue des antiquaires, avec cette légende écrite par Marc Riboud : « Barbara achetant ses sceaux chinois, Beijing 1965 ».
Dans un autre portrait réalisé par Marc Riboud on voit Barbara au Palais d’été de Pékin, au milieu des soldats de l’Armée de libération, elle porte une imitation de la veste Mao. Comme elle le décrit dans ses mémoires (J’ai toujours su) : « Marc m’a dit : « N’apporte pas de jupes ni de chaussures à hauts talons. Seulement des pantalons, la seule chose que portent les femmes ici. » En préparant ses valises pour la Chine, Barbara écrit à sa mère : « Je me suis confectionné un uniforme chinois : une veste militaire en daim vert foncé avec un pantalon de travail kaki et une casquette d’ouvrier de style Mao ».
Mais cette photo-icone de Marc n’était pas exposée ici à Guimet, elle a fait l’objet d’un cadeau d’état offert par le président Macron en 2024 à Pékin au président Xi Jinping dans le cadre de la célébration des 60 Ans de Relation France-Chine !
Jean Loh
A lire :
Barbara Chase-Riboud « I Always Knew: A Memoir » l’original en anglais est publié par Princeton University Press en octobre 2022.
La traduction française par Denis-Armand Canal « J’ai toujours su » parue aux éditions du Seuil en avril 2024. En couverture un beau portrait de 1972 de Barbara par Jeanloup Sieff.
Marc Riboud – « the Three Banners of China » en anglais publié chez Macmillan Janvier 1966 – en français « Les Trois Bannières de la Chine » aux Éditions Robert Laffont Janvier 1966
KS Karol – « La Chine de Mao – l’Autre Communisme » aux Éditions Robert Laffont Janvier 1966.
Relire « Marc Riboud – les Fenêtres d’Antiquaire de Liulichang » par Jean Loh, dans l’œil de la photographie.com Juin 2015.