Je n’ai connu l’Afrique que par cette haute politique qu’est l’excellence physique et poétique : boxeurs kényans, lutteurs du Sénégal, inventeurs d’écriture ou porteurs d’anciennes traditions, je n’ai photographié que des héros autodidactes, des acharnés pleins de douceur, réprouvés par les élites blanches et noires, des titans respectueux. Des gens effrayants de vertu et de détermination. Des artistes récitants d’hymnes, des chasseurs de fauves, des dresseurs de hyènes et des redresseurs de vocabulaire, des sculpteurs d’alphabet, des champions : les guerriers mystiques dont l’exemple a déserté mon sol d’enfance. Couverts d’amulettes et de talismans, armés de fusils d’un autre temps, les chasseurs du Mali sont la mémoire intacte du Moyen Âge africain. Descendants des corps d’élite de l’empire du Mali, ils portent les mêmes tenues et obéissent aux mêmes lois que les cavaliers et soldats du roi Soundjata Keïta (1190-1255). Les chasseurs ignorent les frontières nées de la colonisation et vivent sur la presque totalité de l’Afrique de l’Ouest, sur les actuels Mali, Sénégal, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Mauritanie et sur une partie de la Côte-d’Ivoire.
Ils transmettent l’histoire orale de l’empire de Soundjata Keïta, qui s’étendait du Sahara jusqu’à la forêt équatoriale, de l’océan Atlantique à la boucle du Niger. Le règne de Keïta fut une époque durant laquelle coexistèrent l’islam et l’animisme. Après des siècles de guerres tribales et de traites humaines, Keïta rassembla les armées des petits royaumes et supplanta les troupes de son rival Soumahoro Kanté en 1235. Les chasseurs forment une confrérie initiatique où les hommes sont recrutés par cooptation, sans considération de naissance, d’origine ou de classe. Vivants et légendaires à la fois, ils sont l’autorité villageoise, les dépositaires de la justice, d’une tradition musicale et poétique puissante, les maîtres des savoirs thérapeutiques, cynégétiques, géomantiques et magiques. Face à la corruption et au chaos générés par le néocolonialisme, face à l’oubli programmatique instillé par la mondialisation libérale, la puissance souterraine et transnationale des chasseurs traditionnels constitue l’un des socles spirituels de l’Afrique, un mythe fondateur, une active utopie.
Philippe Bordas (France)
Les Chasseurs du Mali, 2001-2007
Commissariat : Laura Serani