La série Viewfinder (2014-2016) d’Aurora Király a été l’une des révélations de Paris Photo cette année : présentée par la galerie Anca Poterașu (Bucarest) dans le secteur Voices de la foire, aux côtés de Viewfinder Clash (2020-2021) et Viewfinder Mock-Ups (2016-2019), La série est entrée dans plusieurs collections privées, tandis que deux pièces sont en cours d’acquisition par MoMA. Dans un entretien avec Sonia Voss, commissaire d’un des trois stands de Voices, Király évoque la série et la replace dans le contexte global de son œuvre.
Née en 1970, Aurora Király est une artiste roumaine qui travaille au croisement de différents médias, au premier plan desquels la photographie. Elle enseigne au département de Photographie et d’Image dynamique de l’Université nationale des arts de Bucarest. Elle est également commissaire d’exposition et initiatrice de projets culturels. Sa série Melancholia (1997-1999) – un journal photo fragmenté en noir et blanc dans lequel Király joue le double rôle de voyeur et de sujet observée, présenté à Paris Photo en 2022 – a servi de matériau-source pour ses plus récents objets photographiques.
Sonia Voss : Ton travail s’est récemment articulé autour de ta propre archive artistique, que tu as recontextualisée et mêlée à une réflexion sur le médium photographique lui-même. À Paris Photo cette année, tu as présenté plusieurs pièces de ta série Viewfinder : des objets tridimensionnels conçus autour de tirages choisis parmi tes photographies produites au début des années 1990 – principalement des autoportraits évoquant des moments très personnels de doute ou d’introspection. Des morceaux de carton sont transformés en artefacts qui se déploient dans l’espace et recadrent les tirages d’époque. Viewfinder nous place au croisement d’une intimité fragile et d’une exploration conceptuelle des possibles extensions matérielles du médium.
Aurora Király : La photographie est au cœur de ma pratique artistique. Souvent, même lorsque je travaille avec d’autres médias tels que le dessin, le textile ou l’installation, mes œuvres font inévitablement référence au médium photographique – que ce soit à travers ses aspects techniques, le processus photographique lui-même ou les perspectives théoriques et conceptuelles qu’il offre.
J’ai commencé la série Viewfinder, présentée à Paris Photo cette année, il y a presque dix ans. La plupart des œuvres de cette série sont de taille moyenne (50 x 70 cm) et dégagent une certaine intimité, avec de nombreux autoportraits, ainsi que des scènes de mon espace de travail ou des détails d’objets issus de mes propres archives photographiques. Les pliures du carton autour de l’image, le recouvrement de certaines parties de l’œuvre et les lignes de fusain qui tracent des axes : tout cela évoque la notion de cadrage – la décision que prend le photographe lorsqu’il/elle appuie sur le bouton ou le déclencheur de l’obturateur. Même si les environnements numériques nous permettent aujourd’hui de manipuler a posteriori les images sur l’ordinateur, l’acte initial du cadrage en photographie nous oblige à visualiser l’image que nous voulons capturer. C’est à ce moment que je m’intéresse dans cette série.
Récemment, j’ai ajouté à Viewfinder de nouvelles pièces de grand format (125 x 180 cm) et j’ai découvert les différentes possibilités qu’offre cette taille, grâce au rapport qu’elle entretient avec la figure humaine. Les panneaux de carton ressemblent à des fenêtres et la photographie joue un rôle immersif dans l’ensemble. Ma participation à l’exposition « Quatre murs » que tu as présentée dans le cadre du secteur Voices de Paris Photo m’a permis de voir ces œuvres d’un œil neuf et de comprendre comment j’avais choisi les photographies pour chaque pièce de la série– il est important qu’elles aient une qualité mystérieuse et magnétique, même lorsqu’elles donnent à voir des situations quotidiennes.
Réactiver une archive et la déplacer vers de nouvelles matérialités photographiques a été également une motivation importante pour le nouveau travail que tu as entamé à Mulhouse, début 2024, lors d’une résidence AFAR (le réseau AFAR-Artistes pour des Artistes en Residence est un programme de résidences cofinancé par l’UE visant à améliorer la mobilité des artistes visuels contemporains et des commissaires d’exposition en Roumanie, Allemagne, Croatie et Autriche), basée sur la tradition de la production textile de la ville, principalement assurée par les femmes. Cette fois, tu as mené des recherches à partir de nombreuses sources – écrites, textiles et photographiques – afin de te familiariser avec une histoire avec laquelle tu n’avais, a priori, aucun lien direct. Qu’est-ce qui t’a poussée à aborder ce chapitre particulier de l’histoire de la région ? L’implication des femmes dans l’industrie textile n’est pas spécifique à la région de Mulhouse et peut être observée dans de nombreuses parties du monde. Dans le contexte de l’Allemagne de l’Est, je ne peux m’empêcher de penser aux photographies d’Evelyn Richter, qui a documenté les travailleuses du textile en RDA. Ton travail sur ce sujet aborde-t-il également la réalité socio-politique de la Roumanie communiste ou postcommuniste, ou t’es-tu plutôt intéressée à des éléments non-historiques, tels que le geste et la posture, la relation du corps à la machine, ou encore les motifs et les matériaux textiles ?
En ce qui concerne l’œuvre que j’ai créée pendant ma résidence AFAR à la Galerie Artistique de Mulhouse, elle s’inscrit dans un registre tout à fait différent. Dès le départ, mon intention était d’ancrer l’œuvre dans l’histoire de la région, en particulier dans son patrimoine textile et industriel.
Je suis tombée sur ce sujet lors de ma résidence en France, et j’ai découvert un thème que je souhaite explorer plus avant, dans différents espaces géographiques. Bien sûr, ce thème a une résonance particulière en Roumanie, où de nombreuses usines textiles ont fermé dans les années 1990 et 2000. Il existe une approche interdisciplinaire de l’industrie textile en tant que secteur complexe reflétant les tendances économiques locales, ainsi que les systèmes de production mondiaux, et j’aimerais beaucoup poursuivre mon exploration de ce sujet dans l’avenir.
Au cours de la résidence AFAR, certains de mes thèmes de prédilection – le corps féminin, ses différentes étapes au cours de la vie et l’évolution du statut des femmes dans la société – ont acquis une nouvelle profondeur et un nouveau contexte. La photographie a été l’outil principal par lequel j’ai examiné ce que j’ai découvert au cours de mes recherches. J’ai travaillé avec des photographies que j’ai trouvées chez des antiquaires et qui montrent des femmes de la région, de différents âges et statuts sociaux, ainsi qu’avec des photographies d’archives, qui ont été des sources-clés pour le projet que j’ai développé là-bas. En me plongeant dans ces images vernaculaires, j’ai commencé à noter des schémas récurrents dans la représentation du corps féminin.
Ta mention des photographies d’Evelyn Richter sur les ouvrières textiles de RDA tombe à point nommé. En réfléchissant à ces images aujourd’hui, à la lumière de mes récentes recherches, je vois tout ce qu’elles véhiculent : résilience, solidarité, concentration… De même, les photographies des ouvrières des usines textiles que j’ai découvertes dans les archives municipales de Mulhouse ont attiré mon attention sur le corps féminin au travail. La posture de ces femmes, façonnée par de longues heures de travail répétitif, et leur statut au début de l’industrialisation sont devenus des éléments-clés de mon projet.
Dans les premières pièces que tu as créées à partir de ta résidence à Mulhouse, les postures et les gestes des travailleuses sont réduits à des silhouettes, ce qui accentue encore leurs formes. Tu abordes également la répétition des gestes, dans une sorte d’analogie avec la répétition des motifs dans les tissus. J’y vois une métaphore de l’artiste qui, dans sa recherche de nouvelles formes, répète sans cesse les mêmes gestes. De plus, l’aspect mécanique du métier à tisser et la reproductibilité des motifs qu’il facilite rappellent les principes premiers de la photographie.
En voyant ces œuvres récentes, j’ai pensé à ta série Soft Drawings (2021) – qui, contrairement à ce que leur titre laisse entendre, sont des caissons lumineux – ainsi qu’à ta série de photogrammes Subconscious Narratives (2021) et à Drifting… (2016). Dans toutes ces œuvres, tu traces et tu disposes les contours de personnages et d’objets. Dans Drifting…, tu construis également un récit basé sur la vie de migrants, dont tu présentes les silhouettes comme des marionnettes balinaises projetant leurs ombres sur un mur, ce qui nous ramène à une sorte de proto-photographie. Avec les pièces de Mulhouse, j’ai le sentiment que tu cherches également à réduire les images d’archives avec lesquelles tu travailles à des formes élémentaires qui nous ramènent aux origines de quelque chose – souvenirs d’enfance, expériences communes de perception…
En analysant les photographies d’archives, j’ai commencé par synthétiser les silhouettes de ces femmes, qui faisaient partie d’un groupe social dont la contribution à l’économie de la ville a longtemps été négligée. Afin de souligner leur rôle et de rendre visible leur contribution, j’ai transformé les silhouettes en formes modulaires, que j’ai ensuite utilisées pour créer un rythme et, finalement, pour les multiplier en créant un arrière-plan.
Ce processus reflète un parallèle entre la reproductibilité des motifs dans le tissu – qu’il soit tissé ou imprimé – et la multiplication des images par le biais de l’impression analogique en chambre noire. C’est cette similitude qui m’a attirée vers le textile ces dernières années. J’explore plus avant cette relation en comparant des pièces de tissu à des négatifs photographiques, notamment par l’utilisation de la transparence dans la structure du tissu. Je crée ces transparences en défaisant soigneusement des fils, suivant les lignes d’un dessin préliminaire. Lorsque la lumière est projetée sur le tissu, les transparences s’animent, révélant l’image comme un négatif photographique.
Mes œuvres sont souvent reliées entre elles, à partir d’un thème que j’explore sur différents supports. Cette approche me permet de traiter un sujet sous différents angles, par la photographie, les objets, le dessin ou les textiles. Le thème et le support agissent réciproquement l’un sur l’autre, et je trouve essentiel de tester toute la gamme des possibilités. Chaque changement de support apporte de nouvelles spécificités, et cette fluidité m’oblige parfois à redéfinir l’œuvre, précisément parce que les supports sont souvent imbriqués : s’agit-il d’un objet intégrant la photographie, d’un dessin sculptural ou de techniques mixtes ?
La série Soft Drawings incarne cette ambiguïté. Le titre suggère des dessins, mais les œuvres sont des photographies présentées dans des caissons lumineux. Ce jeu sur la perception explore le potentiel de la photographie et des techniques de chambre noire, comme les photogrammes – où la lumière est projetée d’en haut pour exposer une surface photosensible – ou le processus de photographie de divers éléments couchés sur une boîte lumineuse, où la lumière vient d’en bas. Dans les deux cas, le support lui-même fait partie de l’exploration conceptuelle.
La série Drifting… suit un processus similaire, mais ici, les silhouettes sont tirées de photographies de presse représentant des scènes de guerre ou d’autres situations dramatiques. J’ai commencé le projet en 2016, pendant la crise des migrants, alors que des vagues de réfugiés arrivaient sur les côtes méridionales de l’Europe. J’ai sélectionné des figures à partir de photographies documentaires disponibles en ligne, en isolant ou en effaçant certains des personnages les plus frappants. Je me suis concentrée sur les moments visuellement intenses et dramatiques. Ces figures découpées ont ensuite été montées sur du carton et fixées sur des bâtons. Lorsqu’elles sont projetées, elles projettent des ombres sur un rideau blanc.
Au début, l’installation semble sereine, presque hypnotique – comme le jeu d’ombres du théâtre balinais que tu as mentionné. Mais lorsque le spectateur se rapproche ou regarde plus attentivement, il se rend compte que ces personnages se trouvent dans des situations critiques et précaires. Ce n’est qu’à ce moment-là que le lien entre les photographies et les ombres derrière le rideau apparaît.
L’œuvre évoque également les premières tentatives de capture d’images photographiques, tout en abordant les thèmes de la perception, de l’illusion et de la relation entre la photographie et la réalité qu’elle reflète, en particulier dans le contexte de la photographie numérique et de l’intelligence artificielle.
Aurora Király
Sonia Voss
Aurora Király – Viewfinder
Présenté pendant Paris Photo par la galerie Anca Poterașu
Strada Popa Soare 26, București 023983,
Roumanie
www.ancapoterasu.com