Le livre de Muriel Berthou Crestey, » Au coeur de la création photographique » propose une rencontre avec 24 des plus grands photographes contemporains.
Des photographes parlent. Quels sont les regrets ou les surprises qui ponctuent une vie de photographe ? Quelles sont les stratégies de réalisation, de partage et de diffusion qui leur correspondent ? Comment se sont forgés les points de départ, le thème, les formes etc. ? Quels sont les états d’âme des photographes ? En quoi les nouvelles technologies ont-elles modifié leurs pratiques ? Pour répondre à ces questions et à beaucoup d’autres, Muriel Berthou Crestey a rencontré des photographes représentatifs de différents mouvements de l’époque contemporaine.
L’Oeil vous présente au cours des prochains jours des extraits de ces entrevues, aujourd’hui FRANK HORVAT.
Photographier une rencontre (l’entretien publié comprend 33 questions – en voici 8)
Muriel Berthou Crestey. Comment avez-vous débuté votre carrière de photographe ?
Frank Horvat. J’ai vite compris que pour être photographe, il ne suffisait pas de presser un bouton. Lorsque j’étais photoreporter, je travaillais sur un sujet pendant des semaines et, lorsque j’avais de la chance, un magazine acceptait de publier trois pages. Les photographies de mode fonctionnaient sur un système totalement différent, à savoir celui de la commande. Les prises de vues se faisaient pendant une journée et elles étaient très bien rémunérées. En plus du plaisir de travailler avec des mannequins, j’y voyais une porte ouverte pour développer une création.
B. C. Vous vous adaptez aux nouvelles technologies ; vous êtes pionnier dans la création d’une rétrospective de votre œuvre sur iPad. Qu’est-ce qui vous a donné envie de suivre ces évolutions photographiques et de transformer vos supports de création ?
H. Le numérique est une révolution, une ouverture. Tout à coup, plein de nouveaux horizons arrivent. Nous regardons différemment. Nous avons tendance à voir de manière plus synthétique. Aujourd’hui, tout doit être perçu plus vite, dans l’instant. Nous ne distinguons ni le grain de la peau ni les détails. Cette évolution dans la perception du monde est également sensible dans le cinéma. Dans les vieux films, lorsqu’il s’agissait de raconter une rencontre amoureuse, le réalisateur mettait dix minutes afin de préparer la scène du baiser. Maintenant, tout est plus rapide. À tort ou à raison, le rythme n’est plus le même. Mais cette propriété d’adaptation est commune à toutes les formes d’expression. Les photographies se sont faites sur une période de soixante-dix ans. Mon œil a changé. La société s’est transformée. Les besoins, également. J’ai beaucoup voyagé. Maintenant, Internet me permet une autre forme de déplacements.
B. C. Quels sont les critères d’une photographie réussie ?
H. Une photographie est intéressante lorsque je la ressens comme un petit miracle. Si je vous photographie maintenant et que je réussis ma photo, alors je serai parvenu à saisir cet instant, dans cette lumière particulière qui ne se renouvellera jamais. Si on montre dix fois le même type de photographies prises en contre-jour, cela devient un procédé. Et on perd la dimension inédite.
B. C. Vous êtes à l’origine d’un bouleversement dans la photographie de mode. Comment s’est développée cette recherche ?
H. Les mannequins qui prennent des expressions stéréotypées m’ennuient. Je les ai forcées à devenir ce que j’appelle naïvement de « vraies femmes ». Cela a été une guerre contre beaucoup de monde ; je suis allé contre l’image préconçue des rédacteurs, des mannequins, des maquilleurs et des coiffeurs… et même contre la nécessité de devoir représenter une illusion. Certes, je comprends le désir d’idéalisation qui existe dans la photographie de mode. Mais j’ai voulu rendre compte de mon idéal et non pas de celui d’une époque. Je souhaite que les modèles n’aient pas l’air de mannequins. J’ai d’abord introduit des passants, des chiens, des personnages dans la rue. Et, ensuite, j’ai cherché à trouver la même vérité en studio en utilisant des fonds blancs. Parfois, je me suis trompé. Cette forme de démocratisation de la mode a été favorisée par des actions politiques. Mais je suis arrivé au bon moment. Cependant, les images les plus intéressantes sont apparues en fonction des contraintes qui m’étaient imposées.
B. C. Votre sélection d’images permet-elle de montrer des aspects du monde que l’on n’aurait pas perçus dans la réalité ?
H. Par définition, ce que je voyais correspondait à ma perception personnelle du monde. Le style ne se trouve pas comme un vêtement de prêt-à-porter dans un magasin. Il ne s’acquiert pas. Il est déjà là, au fond de nous. On ne peut pas faire autrement que de l’adopter. Il faut bien regarder pour comprendre la cohésion qui unit mes images. En dépit de la grande diversité des sujets, je pense qu’il y a un fil rouge dans mon travail.
B. C. Vous concevez la photographie comme étant l’art de ne pas presser le bouton…
H. Pour moi, c’est l’art de dire non, comme beaucoup de choses dans la vie. Notre style est fait tout autant par toutes les personnes que l’on n’a pas connues, tous les spectacles et les émissions de télévision que l’on n’a pas regardés, par tout ce que l’on élimine. Et ce qui reste, cela commence à être nous.
B. C. Est-ce que le hasard joue un rôle ?
H. Le hasard existe toujours, mais la décision de déclencher ou pas nous appartient. Parfois, on ne sait même pas pourquoi on appuie. Mais on ne peut jamais anticiper. Pourquoi a-t-on vu telle ou telle chose ? Soixante-dix ans plus tard, lorsque je décide de choisir une image pour l’inclure dans un livre, la démarche est radicalement différente. Là, on est dans le choix conscient, la recherche d’associations.
B. C. Que feriez-vous si vous pouviez devenir invisible ?
H. C’est le rêve de tous les photographes, à commencer par Henri Cartier-Bresson. J’aimerais avoir ce pouvoir d’invisibilité lorsque je me promène dans la rue. Dès qu’une personne me regarde, je n’ai plus envie de la photographier.
Muriel Berthou Crestey – Au coeur de la création photographique
ISBN 978-2-8258-0285-4
Editions Ides et Calendes