Servies par la sensualité et la délicatesse des tirages au platine en grand, voire très grand format, les photographies en noir et blanc d’Isabel Muñoz sont reconnaissables entre toutes. Elles déclinent, de série en série et de voyage en voyage, des danses aussi différentes que le tango, le flamenco, le ballet classique cubain ou la danse du ventre. L’artiste ne rechigne pas à approcher toreros, lutteurs turcs, moines bondissants de Chine ou hommes volants de la capoeira brésilienne. Ces images, dans leur élégance sans affectation, cadrées avec une précision chirurgicale qui sait restituer l’idée de mouvement, disent, lorsque l’on les place côte à côte, une fascination pour le questionnement du corps érotisé aussi intense que l’attention aux vibrations de la lumière. L’affaire est entendue, Isabel Muñoz est l’une des plus savantes et subtiles photographes en noir et blanc qui soient.
Il existe pourtant, au-delà des travaux qu’elle a pu réaliser pour des magazines, une part importante et trop peu connue du travail d’Isabel Muñoz en couleur. En rapprochant deux séries que l’on pourrait croire opposées, en mettant en relation deux techniques de tirage qui n’ont apparemment rien en commun, nous pouvons mieux entrevoir la nature de la couleur chez une artiste qui ne cesse d’explorer. La série la plus spectaculaire, au prix de mille risques et d’autant de pièges déjoués, nous fait entrer dans les pratiques d’une confrérie religieuse, celle d’Al Qadiriya, retrouvée en Irak ; les adorateurs d’Allah entrent en transe, s’évadent de leur corps, n’éprouvent plus aucune souffrance lorsqu’ils se tailladent avec des lames de rasoir qu’ils ingurgitent, marchent sur le verre pilé ou se transpercent. Les images sont impressionnants par les faits et actes auxquels elles nous renvoient bien davantage que par la position de la photographe, dont on ne sait comment elle continue, dans cette ambiance folle, à cadrer avec précision et à approcher de la matière des étoffes et des peaux. Nous retrouvons immédiatement les échos de la grande peinture classique, celle dont églises et musées nous ont nourris et qui est ici servie par des tirages photographiques classiques soutenant l’intensité profonde des teintes et la stridence de quelques incarnats frappés de lumière. Visuellement, ces “fous de Dieu” ne sont pas différents des martyrs et autres saints du catholicisme exacerbé.
En face, les figures hiératiques des Surma ou Omo d’Ethiopie dialoguent elles aussi avec la peinture. Tout d’abord parce que ces guerriers, gardiens de troupeaux des hauts plateaux, passent leur temps à peindre leur corps, inventent des paysages sur leur dos, transforment en écriture leur visage et leurs mains, portent parfois de simples et riches bijoux d’or ou de coquillages, drapent une simple couverture usagée comme un châle de la plus extrême élégance. Ensuite parce que le traitement qui en est fait, entre portraits et détails de corps, affirme une égale intensité de lumière qui permet que les traces de couleur jaillissent doucement de la finesse du grain de peau. La matité des incroyables tirages au platine en couleurs permet de rendre toutes ces subtilités de matières, de teintes, donne envie de toucher, apaise ce qu’il pourrait y avoir de décoratif ou de frivole et, paradoxalement, intensifie en demi-teinte l’effet coloré. Alors, et c’est ce qui réunit ces deux séries dans leur nature, la couleur devient le sujet même de la photographie, au-delà des thématiques représentées. Parce qu’il s’agit, dans les deux cas, de photographie couleur et non seulement — ce qui relève de la seule technique — de photographie en couleur.
Autre preuve d’unité dans une œuvre qui se donne souvent par tranches, par séries, par destinations, ces deux ensembles tellement éloignés nous renvoient une fois de plus à la question du corps et de sa représentation. Entre la nudité superbe des Africains et la souffrance voulue pour atteindre l’extase des mystiques, il y a comme deux pôles qui s’attirent et se repoussent, ce mystère de la forme que prend le corps, toujours à la recherche d’une forme de plaisir.
Pour l’instant, celui de nos yeux est total, qui se nourrit des variations d’une palette qui semble illimitée dans ses variations, toujours insatisfaite parce qu’en recherche d’un absolu dont on ne sait s’il se trouvera dans l’excès ou dans l’absolu du calme réaffirmé.
EXPOSITION
Isabel Muñoz : A todo color
Du 4 septembre au 16 novembre 2014
Centro Niemeyer
Avenida del Zinc, s/n,
33400 Avilés, Asturias
Espagne